Mirabeau 2013

hectorvugo

La Seine, une péniche éclairée aux guirlandes, de la musique, des voix qui s’entrechoquent. Passionnément.

On imagine une comédie dramatique à la Sautet, des personnages, des visages, un bonheur de façade cachant les petites et grandes blessures, les non-dits, les choses de la vie.

J’aurais aimé être en marge de ce brouhaha, le voir de loin comme un spectateur placé  dans une salle de cinéma, confortablement installé sur un siège rouge, plongé dans l’histoire le temps du film puis, à la sortie de la projection, détaché sans toutefois oublier la sourde rengaine mélancolique qui caressera  mon esprit lorsque j’y penserai un peu.

La fameuse trace subliminale aussi efficace que la morphine que l’on vous injecte en goutte à goutte.

Hélas je suis au centre de l’arène, à la table d’honneur. Pris dans ce concentré d’existences, j’ai des fourmis dans les jambes, vais voir les autres tables. J’entends les bribes de  conversations. On parle fort, deux par deux, la tête légèrement penchée, l’oreille tendue pour l’un, les cordes vocales sollicitées pour l’autre.

 Je reviens à ma place. Quid de ma table ? Idem. C’est du copié collé.

De Quoi discutent mes voisins et voisines ? Rien qui ne marquera l’histoire de la philosophie. Ils parlent météo, politique, décoration, ostéopathe, enfants, couches culottes, télé réalité, redressement fiscal, psychiatre, religion, fins de mois difficiles, découverts bancaires, régimes, impuissance, maternité.

Je pourrais les haïr, je pourrais m’en désintéresser, je pourrais leur crier : vos salades ne me concernent pas. Je ne peux pas, je ne veux pas.

Ces visages, ces femmes, ces hommes. Ceux sont les miens. C’est ma famille.

J’ai du possessif la fibre maternelle et mafieuse. Ma silhouette est aussi large que mes sentiments. J’ai un gros ventre, une bouée à laquelle mes petits-enfants adorent s’agripper.

Je les observe. Là-bas ils dansent sur une piste devant le D J qui fait le mariole. Il nous balance du David Guetta depuis le début du repas.

La main de Carole caresse la mienne, nos regards se touchent.

-         50 ans mon chéri, tu te rends compte

-         Ça fait un bail

-         Tu ressemblais à Marlon Brando dans un tramway nommé  désir

 Aujourd’hui dans ses yeux je ressemble toujours à Marlon Brando.

Carole c’est ma Marilyn, celle de 7 ans de réflexion. Nous avons été plus rapides pour nous dire oui. Et je ne le regrette pas.

J’ai eu vent de la surprise par une indiscrétion de ma belle-sœur. J’y ai cru réellement quand je l’ai vue. Pas possible, ils ont osé la pièce montée. Celle avec des choux à la crème , de la nougatine. et du caramel.  A son sommet le pâtissier a placé le chiffre 50 et deux figurines en fauteuils roulants.

C’est d’un mauvais goût. Carole en rit de bon cœur. Je l’accompagne en simulant.

Ce n’est pas demain la veille qu’ils nous verront paraplégiques. Qu’ils ne comptent pas sur nous. Je bougonne intérieurement.

La bonne humeur de Carole me calme. Mais aussi le champagne. Les coupes arrivent et sont servies une à une.

Etrange lithurgie qui me donne l’occasion d’un regard panoramique puis chirurgical. J’ai l’impression d’être un peintre devant une œuvre inachevée, une sorte de cène sans Jésus ni Judas (ça nous évitera les engueulades et les exécutions).

Gros plan sur les protagonistes.

Julien notre fils ainée, et Coralie fraîchement mariés, elle pas sure de ses sentiments, lui l’ahuri de service découvrant l’amour sur la tard.

Pierrick, le second, le collectionneur, l’homme à femmes et à enfants. Il en a six, avec six ex épouses, donc six pensions alimentaires. Quel bonheur qu’il soit venu avec sa progéniture en ce jour anniversaire.  Il s'accompagne d'Eléonore, sa nouvelle élue, sa caution morale, son ticket d’entrée pour l’impôt sur les grandes fortunes, elle est riche, laide mais a le cœur sur une main, l’autre sur le portefeuille.

Jules notre troisième et Estelle, un duo atypique. Après trois avortements, une psychothérapie de couple, un pacs, ils ont mis au monde des triplés.  Ils viennent d’avoir 13 ans, de parfaits imbéciles  portables vissés  aux oreilles.

En voilà un autre accroc au cellulaire, c’est Quentin, le petit dernier. Il vient d’avoir 30 ans. Il aime les vieilles, c’est un puma si j’en crois les spécialistes des unions transgénérationnelles. Sa cougar, une certaine Sylvia, a officiellement 65 ans et en parait quinze de moins. Un miracle de la chirurgie esthétique, je dirais, au risque de faire de l’humour bon marché, qu’elle est tirée à quatre agrafes. Elle avale une quantité astronomique de petites pilules, toutes chargées d’atténuer les effets de la ménopause. C’est assez réussi puisque Pierrick a essayé de la draguer jusqu’au moment où elle lui a crié, avec une voix de drag queen survitaminée : « Vous perdez votre temps, je suis fidèle, vous savez ! »

Drag queen, comme j’y vais. Heureusement qu’elle est venue, elle aussi, avec ses enfants. Cela a coupé court aux médisances. Un curieux attelage tout de même que ses gamins. Enfin gamins plus tellement. Gontran a 45 ans et Luc 40 ans. Le premier est un prêtre qui adore les ados et David Guetta (ça tombe bien), le second est une pâle copie de Patrick Juvet. Il a essayé de draguer Pierrick, sans succès.

Comme pour se dédouaner de sa première couvée, Sylvia s’est excusée d’avoir laissé chez elle ses jumeaux vietnamiens récemment adoptés.

Une minute de silence, un toast, l’obligation de parler en public.  Ma douce Carole improvise un discours. Elle trouve les mots succincts et chaleureux pour remercier l’assistance.

Nous trinquons et nous nous embrassons avec une passion intacte. Un baiser version « Affaire Thomas Crown » . Les moulins de mon cœur donnent au vent du soir/ des allures de fête pas encore rassasiée/tournent comme aux temps de l’ardent espoir/de vivre pour toujours et à tes côtés.

Quel étrange sentiment d’être des bêtes curieuses ! Nos enfants nous ont vus comme tels.

Une espèce en voie de disparition !

50 ans d’amour comment est-ce possible ? Que cela doit être long ! Si vous saviez comme c’est court, si court.

J’aimerais le leur dire pour qu’ils comprennent, mais ils ont la bougeotte du zappeur, la rage de l’impatience, l’animosité du consommateur qui a l’embarras du choix.

Sont-ils heureux malgré tout ? A les voir aussi épanouis je sais que oui. Les routes du bonheur sont multiples, il s’atteint parfois par les chemins de traverse.

-         Carole me souffle à l’oreille : regarde chéri nous passons sous le pont Mirabeau. Tu souviens-tu mon amour, c’est là que tout à commencé

-         Oui. Sous le pont Mirabeau coule la Seine. Et nos amours. Faut-il qu’il m’en souvienne. La joie venait toujours après la peine. Vienne la nuit sonne l’heure. Les jours s’en vont je demeure

-         L’un de mes petits fils beugle : trop cool papy ton slam ! C’est de la Fouine ?

-         Non Apollinaire, Guillaume Apollinaire

-         Carole un brin moqueuse :  on vit une époque formidable tu ne trouves pas mon cœur ?

-         Si on veut ma chérie, si on veut.

-         Le petit fils reprend la parole :  Le pont Mirebeau ? C’est là que tout à commencé ? Raconte Mamie.

-         Voilà. Il fut un temps ou ton grand-père était plus démonstratif encore. A la limite de l’inconscience. Nous nous vîmes pour la première fois il y a 51 ans. Nous vivions mes parents et moi sur une péniche, j’avais 18 ans. Ton grand père m’aperçut. Il eut le coup de foudre. Moi je ne l’avais pas vu. il sauta du pont Mirabeau et atterrit sur le toit de notre bateau. Il n’avait pas trouvé mieux que cette idée pour m’aborder. Nous fîmes réellement la conversation que trois jours plus tard dans un square. Il vint avec des fleurs et un mot d’excuse. Je fus conquise.

-         J’ajoute en lui coupant presque la parole : moi, je l’étais déjà.

Mon œil a-t-il frisé à ce moment-là ? Non, je ne crois pas. De toute façon ils n’ont rien vu. Ils ont gobé la version officielle.

Je sais qu’elle est tout autre. On s’accommode de quelques entorses avec le passé.

Et pourtant je ressens l’impérieux besoin de me soulager la conscience. Je l’ai fait au petit matin à l’heure où Ia péniche s’est vidée.

J’ai regardé le Seine dans les yeux et je lui ai tout dit.

Je lui ai dit qu’il y a 51 ans je voulu en finir avec la vie parce qu’elle ne valait pas la peine d’être vécue seul. L’amour, ah l’amour ! L’amour en ce temps-là avait le visage d’une fille que les biens pensants ne jugeaient pas bon d’aimer. Elle venait d’Alger et s’appelait Samira. Je pris le risque d’avoir une liaison avec elle. Oh très courte, trois jours, trois jours intenses. Et puis un soir, elle me détruit le cœur avec un : « c’est fini » qui résonne encore aujourd’hui en ma mémoire. C’était sur le pont Mirabeau en septembre 1962, 50 ans après le poème d’Apollinaire.

Oui  le 10 septembre 1962 je me jetai du Pont Mirabeau pour mourir. Suicide manqué. J’atterrissais sur le toit d’une péniche sous les yeux d’une jeune fille. Elle deviendrait ma femme.

Le jour se lève, le ciel change de teinture. La main de Carole me touche l’épaule. Elle m’a rejoint, elle me rejoint toujours. Elle est comme moi, elle ne supporte pas la solitude.

La Seine a des reflets d’argent qui poussent les pauvres à se noyer

Moi je suis riche, riche de t’aimer

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