Mon oncle

On ne peut pas dire que mes grands-parents maternels se soient trop foulés pour trouver des prénoms à leur descendance. Pour ma maman, c'est Micheline. Pour mon oncle, c'est Michel. Ma mère est née pendant la guerre. Je peux comprendre que leur priorité était alors plus à planter des rutabagas où à cuisiner du chat à défaut de lapin. Et à l'époque, on ne cherchait pas des prénoms alambiqués pour se la péter et il était sans doute trop risqué d'en choisir un prononcé sur les ondes de Radio Londres.

Quand je vais rendre visite à mon oncle, une à deux fois par an pour voir mes parents à Fourmies, je suis tiraillé par plusieurs sentiments. Je ne peux pas dire que ça ne me fasse pas plaisir de lui rendre visite. Le souci, et je le dis en toute objectivité et sans aucun cynisme de ma part, est lié au fossé social qui nous sépare.

Michel était ouvrier dans une usine de cartonnage. Il n'a pour ainsi dire jamais quitté l'Avesnois. De mémoire, il a dû partir deux fois une semaine en vacances à Berck-Plage. Quand mon grand-père paternel lui proposa d'aller travailler dans une verrerie à Reims au début des années soixante, il refusa, sans doute effrayé par la perspective d'un déracinement qui le mettait à une heure trente de route de sa ville natale.

Il n'y a pas si longtemps que le confort moderne a fait son apparition, une vingtaine d'année au mieux. Avant, la salle de bains n'existait pas et il se chauffait encore au poêle à charbon. Bien que la télé soit maintenant un écran plat, la foultitude des programmes proposés par la TNT n'est pas d'actualité. TF1 fait partie du train-train quotidien, Jean-Luc Riechmann et Vincent Lagaf font partie de la famille, Victoria Silvstedt un fantasme inaccessible.

Après que j'ai refusé une bière et que l'on ne m'a servi un Cola de Chez Ed l'Épicier, la conversation s'engage. A Fourmies, nous sommes dans le Nord mais l'accent n'a rien à voir avec celui pratiqué dans le Cambrésis ou dans le Pays Minier. On écrase moins les mots, on s'approche plus de l'accent belge. Le vocabulaire reste pourtant le même et plus particulièrement les expressions, incompréhensibles pour les non indigènes : « Éch'ti qui parte àl' ducasse, i pièrd s' plache ! » ou « In n'est nin né din l'cafetiére pou raviser par l'busète ! ».

Tacitement, des règles se sont établies. Mon oncle, conscient du fossé qui nous sépare par nos styles de vie et par nos fréquentations, entame les échanges par une analyse approximative des actualités Jean-Claude-Pernautesque. Je serais le roi des cons de le contredire ou d'entamer une polémique. J'acquiesce donc poliment et je trouve toujours une remarque ou une anecdote pour aller dans son sens. Au moins lui ne me saoule pas avec les potins dont m'abreuve ma maman.

Il faut être honnête. Il y a belle lurette que j'ai atteint le point de non-retour. Je serais tout aussi incapable de survivre à Fourmies qu'aux Philippines. Pourtant, dans les deux cas, je fais profil bas. Je sais faire la différence entre connerie et simplicité, entre ineptie et bon sens populaire. Mon oncle, c'est la France. Pas la jacobine où, hors de Paris, point de salut. C'est celle des gens simples qui par capillarité ont insufflé au cours des siècles leurs traditions, leurs points de vue et leurs aspirations pour forger notre identité nationale.