Monochromes

Jean François Guet

un plasticien est détenu sans raison apparente dans un endroit secret. Après bien des interrogatoires, il est emmené ailleurs. Ses geôliers finiront-ils vraiment par l'emmener où ils veulent?

Quand la porte de ma geôle s'est ouverte, je n'ai pas eu la force de sursauter. Juché sur un tabouret métallique, bâillonné, les yeux bandés, menotté dans le dos à travers une tige métallique trop basse pour servir de dossier, vêtu de mes seules chaussettes, le menton posé sur un genou replié, je suis trop ankylosé pour réagir. Je ne sais plus depuis combien de temps je suis là à attendre, ni même ce que j'attends. La fatigue a pris le pas sur l'angoisse, la résignation sur la colère.


Je me souviens avoir été enlevé en sortant de mon atelier puis amené là. Depuis, on est venu plusieurs fois me chercher pour m'interroger sans aucune violence physique ni verbale : des séances courtes, des questions précises sans cohérence apparente auxquelles j'ai répondu sans chercher à biaiser. Certain de n'avoir commis ni crime ni délit, j'ai eu beau me repasser la bande de ses interrogatoires, je n'y a pas trouvé de quoi comprendre le motif de ma séquestration. Me reprocherait-on d'être un artiste libertaire? Il faudrait alors un plein stade pour y détenir tous mes pairs. Parmi eux, Je ne suis pas le plus engagé. Ma notoriété est trop modeste et ma capacité d'entraînement limitée ne fait pas de moi un meneur, encore moins une icône de la défense de la liberté d'expression. Peut-être leur vérité est-elle à chercher du côté de mes fréquentations. Ce collectif d'artistes maudits jamais en reste pour défier les autorités? Ce groupe d'italo-argentins qui marmonnaient au fond du café des arts? Ces truands arabo-berbères qui frimaient trop pour être de vrais affranchis? Cette fille de ministre qui se détruisait aux alcools forts et à la chimie lourde? Cette polonaise que j'ai hébergée un temps en rentrant de Lisbonne? À moins que ce ne soit cette basque rencontrée chez des amis corses? Non, rien dans leurs questions ne ramène précisément à quiconque. Las de ces conjectures, je ne réfléchis plus. Perdu dans un monochrome noir, j'attends.


J'attends, amer et hagard, comme j'attendais il n'y a pas si longtemps, allongé immobile dans mon lit défait, l'œil fixé sur le plafond, un monochrome blanc qui semble m'attirer vers lui pour une sombre lévitation. J'attendais que sonne à nouveau dans la cour l'ouvre porte électrique, que résonne le staccato si particulier de ses talons sur le pavé puis dans la cage d'escalier, que ronfle le moteur de l'ascenseur qui descend, que grince la lourde porte en fer forgé qui se referme, que le même bruit s'inverse mais plus net et plus fort, que claquent trois pas secs et décidés, que chuinte la clef qui tourne et qu'enfin enfin la porte s'ouvre, détachant à contre-jour, sa silhouette dans l'entrée. J'ai attendu des jours et des nuits, l'esprit peu à peu vidé de toute pensée, concentré sur les seuls bruits de la cour. J'ai attendu encore et encore, sachant pourtant que c'était vain. J'ai attendu ne sachant plus quoi faire d'autre qu'attendre et attendre celle qui n'est jamais revenue. Curieusement, en ce lieu incongru où l'on me tient prisonnier, j'éprouve à nouveau cette sensation de vide me surprenant parfois à espérer ré-entendre le staccato familier des ses talons dans le couloir.


Depuis que je suis là, c'est une femme sauvagement parfumée qui s'est occupée de moi en silence, me faisant boire, m'aidant à manger, aidant avec adresse et pudeur à ma toilette et mes besoins. Pas un instant je n'ai imaginé qu'elle était cette femme de mes rêves enfuis, le seul bruit de ses talons m'indiquant qu'elle était une autre. Pas un instant je n'ai rêvé à d'autres gentillesses quand parfois sa chevelure m'effleurait ni même quand ses doigts légers passaient sur mon visage signifiant, comme à regret, que sa tâche était achevée. Mais aujourd'hui, ce sont des mains d'hommes qui viennent me détacher. Après avoir rapidement ouvert les menottes, ils m'habillent d'une combinaison de toile. En remontant le zip jusqu'au col, s'est libéré le souffle un peu rance du bleu de travail usagé. Ils me passent ensuite des chaussures sans lacet, légères, souples, fourrées comme des charentaises. Ils referment les menottes, devant cette fois. Il me couvrent les épaule d'une parka en relevant sa capuche. Nous parcourons quelques dizaines de mètres sans changer d'étage en passant plusieurs portes à ouverture simple ou électrique. Une odeur de gasoil : nous sommes dans un parking. Des portières de voiture s'ouvrent et ils m'allongent sans brutalité sur le plancher d'une voiture après m'avoir ôté menottes, bandeau et bâillon.


Nous sortons d'un souterrain en avalant sans à-coup deux ruptures de pente. Dehors il fait encore nuit mais je crois que c'est déjà l'aube. La voiture, au bruit sourd et rassurant, une Peugeot peut-être, perce alors le matin noir de la ville endormie. Je suis sous bonne garde de quatre pieds solidement chaussés qui se répartissent le long de mon corps sans brutalité. A chaque virage, une semelle de caoutchouc imprime davantage ses sculptures torturées sur ma joue gauche. Sous ma narine, une odeur forte de macération de sous-bois mêlée d'entêtantes urbanités canines ne parvient pas à m'écœurer. De temps en temps un changement de pied déplace la pression sur mes côtes où un talon s'accroche avec fermeté sans pour autant chercher à faire mal. Je peux alors bouger légèrement la tête vers le haut, l'œil tout d'abord à hauteur de la manivelle chromée du lève-vitre. Au prix d'un effort supplémentaire mon horizon se dégage jusqu'au bas de la vitre. Les ampoules incandescentes des candélabres peuvent alors crever la nuit pour m'aveugler . Cette lumière fugace et trop crue réveille un souvenir d'enfance inattendu.


Les retours du dimanche soir dans l'Aronde familiale conduite par mon père silencieux où épuisés par les interminables visites dominicales chez nos grands parents, mes frères et moi nous allongions à l'arrière qui sur la banquette, qui sur le plancher. J'avais fini par mémoriser le parcours à ses seules lumières changeantes: timides après les illuminations de la caserne Eblé, parcimonieuses sous le pont de chemin de fer, enflammées au droit de l'effigie du roi René, livides au passage du pont de la basse chaîne, jaunes laiteuses au virage des abattoirs, subitement saignantes devant le cinéma de la Doutre, douces et tamisées par les arbres place Bichon, pâles et régulières devant la caserne Verneau, asymétriques devant l'aérodrome d'Avrillé, dorées devant l'église, enfin après un temps d'une obscurité déchirée le temps de croiser les phares des véhicules courant vers Angers, blanches, espacées puis plus denses en arrivant à Montreuil.


Un nouveau changement de pied ramène sans brutalité mon visage sur la moquette et me rend à la nuit et à leur silence. Depuis qu'ils m'ont tiré du local sombre et froid où j'attendais sagement, ils n'ont pipé mot. Tout juste ai-je eu le temps de remarquer leur corpulence avantageuse mal servie par des imperméables en gabardine et des pantalons de Tergal : des vêtements blêmes, semblables sans être uniformes. Seuls leurs souliers de cuir noir me paraissent provenir d'un même lot malgré des lacets plus courts chez l'un, plus noirs chez l'autre. Un virage plus soutenu et je heurte de la tête le bâti saillant de la porte. Un juron réflexe me reste loin des lèvres. Le pied qui a dérapé sur ma glotte m'arrache toutefois une toux affolée. J'essaie de bouger les bras pour atteindre mon cou avec les mains, mais fermement d'autres pieds viennent les maintenir sans violence. Sans précipitation, ils m'attrapent en faisant une poignée de mes vêtements noués, me soulèvent pour me déposer doucement quelques centimètres trop loin: cette fois le l'arbre de transmission m'oblige à un appui désagréable sur la hanche. La semelle revient aussitôt s'écraser sur les poils de barbe, raides, dressés et un peu sales. Nous roulons depuis un moment et à ne plus percevoir d'éclairage public que ponctuel et espacé, j'en conclus que nous sommes en rase campagne. Enfin, la voiture ralentit puis s'arrête. La semelle se détache alors de ma joue avec un bruit d'adhésif qui s'arrache. La portière s'ouvre et on me tire par les épaules toujours sans brutalité. Le retour à la verticale et à l'air vif me fait vaciller. On me retient de tomber en m'adossant à la voiture. Une Peugeot ? Je ne perçois qu'un monochrome gris.


Nous sommes arrivés dans la cour de ce qui ressemble à un ancien pensionnat. Une marquise un peu déglinguée assure la liaison en trois bâtiments massifs aux volets clos qui s'ouvrent sur une cour cimentée. Au milieu un grand marronnier achève de perdre des feuilles qui l'entourent à son pied d'un rond tapis fauve. Au dessus d'une porte, un abat-jour de faïence réfléchit une lumière jaune vite dissoute dans la brume. L'endroit est isolé, entouré de prés, cloisonnés de haies vives qui ferment l'horizon. Au dessus des arbres, une ligne de feu pâle soutient le ciel mal mélangé de l'aube froide. Un peu à l'écart, la soudaine conversation de mes trois gardiens me parvient mal. De leur bouche s'échappe une brume épaisse qui efface les traits de leurs visages. En réaction au froid du matin, leurs nuques se sont rétractées dans les cols relevés de leurs imperméables. J'ai repris mes esprits et n'ayant plus besoin d'appuis j'ai avancé d'un pas signifiant d'un tintement de gravier ma disponibilité. Sans m'adresser la parole, le regard morne et inexpressif, ils se sont approchés et l'un d'eux m'a saisi le bras presque avec douceur. Les quatre de front, nous empruntons alors une large allée qui nous éloigne des bâtiments endormis pour nous approcher de la haie noire qui ceinture le site. Un petit engin de chantier, godet relevé devant une courte fosse, semble nous attendre. Mon bras a été lâché mais je continue à marcher machinalement, le regard perdu au dessus des frondaisons où s'agite le ciel mauvais. Je ne prête attention ni à l'écho des culasses où s'engagent les munitions, ni au tonnerre assourdissant de la percussion des premières cartouches, ni aux projectiles brûlants qui transpercent le haussement inutile de mes épaules.


La joue droite imprimée dans le gravier froid, l'œil fixé sur une touffe de gazon écarlate qu'il ne parvient pas à quitter, la bouche entrouverte d'où coule un épais liquide tiède, je ne sens pas l'ultime brûlure qui emporte mon crâne. Mais mon âme qui s'évade réveille brusquement le signal électrique qui résonne dans mon immeuble, un bruit familier de bouton qui ouvre le clenche de la lourde porte vitrée. Dans la cour de mes rêves enfuis, résonnent à nouveau les pas familiers de ma bien aimée. Soulagé, je peux enfin m'endormir, noyé dans un monochrome rouge.

  • de la bien traitance jusqu'au bout, finalement mourir tranquillement n'est pas donné à tous :p

    · Il y a presque 8 ans ·
    Sorci%c3%a8re

    sortilege

    • tranquillement? je n'avais pas vu la fin ainsi (rire) ... merci de ce regard singulier :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

  • Tu laisses planer le mystère, pourquoi tout ça ??? tenue en haleine jusqu'à la fin et celle du personnage....

    · Il y a environ 8 ans ·
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    Maud Garnier

    • merci de ta lecture : tenir en haleine le lecteur n'est pas chose facile ... je suis heureux d'y être parvenu :)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

  • J'ai une impression de déjà lu ;-)
    Très bon style .^^

    · Il y a environ 8 ans ·
    Default user

    Joelle Teillet

    • excellente mémoire! tu as raison, j'en avais proposé une version sur Short en 2014 mais elle n'avait pas dépassé le stade des qualifications , alors je l'ai retirée pour la déposer ici ... bon week-end à toi ... bisous bisous

      · Il y a environ 8 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

  • c'est malin c'est malin... je vais te fusiller tu vas voir!!! Non mais c'est pas bien d'effrayer la ptite Vivi...

    · Il y a environ 8 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

    • n'y vois pas malice, ça m'est venu comme ça ... des bisous pour un bon week-end

      · Il y a environ 8 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

  • C'est vrai de vrai que tu écris merveilleusement bien, foi d'Epo !! Au risque de radoter; tu conduis ton récit de main de maître. A travers ce récit aux accents kafkaïens, émanent une pesanteur, une atmosphère oppressante qui rend ton histoire encore plus étouffante ! Au final, les seuls couleurs viennent de la galerie des souvenirs du passé de ton personnage ! Génial tout simplement et j'adore ta plume très visuelle et qui fait mouche ! le titre colle au top à tes mots aussi la conclusion s'impose BONNET A RAS DE TERRE (j'l'ai pas encore enlevé, ça caille sur le plateau langrois!) Merciii du partage ! gros bisous et douce nuit loin du temps qui fuit ! A bientôt !!

    · Il y a environ 8 ans ·
    Epo avatar

    Christine Millot Conte

  • Nul ne sait pourquoi le personnage est enlevé séquestré puis abattu .. Cette ignorance est l'ingrédient majeur de l'ambiance de ce texte ... merci pour le "merveilleusement bien" que je ne suis pas sûr de mériter

    · Il y a environ 8 ans ·
    Jef portrait

    Jean François Guet

  • Vous écrivez merveilleusement bien... j'aime les passages où il repense au passé, cette description des ressentis du personnage jusqu'au soulagement par la mort. pourquoi a-t-il été enlevé ?

    · Il y a environ 8 ans ·
    Dsc07355

    Claudine Lehot

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