Monsieur Martin

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Si l’on avait dit à Martin qu’il était Juif, il eût été bien surpris. Issu d’une famille dont l’athéisme violent remontait au coup d’Etat du 2 décembre, sans d’ailleurs que ceci fût d’une quelconque influence sur cela, le hasard, quoi, il vivait dans une ignorance totale des religions, quelles qu’elles fussent. Pire encore : il jurait le saint nom de Dieu à bouche hurlante chaque fois qu’il se tapait sur les doigts, que l’eau du bain était trop chaude, qu’un réveil défaillant l’avait mis en retard, bref, à tout propos, et ce sans égards pour sa voisine, une vieille fille confite en dévotion à force de détremper dans l’eau bénite. Comme, de toute façon, il exerçait la profession d’escroc, il n’attendait pas grand’ chose de la fréquentation divine.

L’Occupation le contraria plus qu’autre chose. Il n’avait rien de personnel contre les Allemands, mais tout de même : ils dérangeaient ses habitudes. Et puis, cela multipliait les polices, ce qui est toujours gênant lorsqu’on travaille en marge de la loi.

Escroquer le monde devenant difficile, l’artiche étant accaparée par les doryphores, il décida de déléguer cette branche de son activité à un sbire pour se consacrer tout entier au marché noir. Après quelques essais infructueux, pour mémoire les cinq tonnes de cardamone qui lui étaient restées sur les reins faute de trouver preneur (comme il s’agissait d’une escroquerie du sbire, on finit par s’y retrouver), il prit sa vitesse de croisière, élargissant chaque jour son rayon d’action, pour un profit de plus en plus insolent.

L’avenir se présentait sous les meilleurs auspices. C’était compter sans la vieille fille, qui avait découvert les joies simples de la délation, et se fit un plaisir de lui dépêcher la maréchaussée. On ne plaisantait pas avec le marché noir : on l’expédia à Mauthausen, où on lui offrit une cure d’amaigrissement salutaire à son état physique. En effet, la fortune l’ayant rendu sybarite, il avait tellement grossi qu’on est en droit de se demander s’il se voyait encore pisser. Pourri de mauvais cholestérol, le cœur enveloppé d’une gangue de graisse, il était grand temps qu’il se reprît.

En 45, à l’arrivée des Américains, il constata avec amertume que son pyjama avait un accroc. Soucieux de ne pas se présenter à ses libérateurs en semblable tenue, il décida de changer son vêtement contre celui d’un cadavre qui lui semblait plus présentable, pas le cadavre, le vêtement. Ce faisant, et sans y mettre malice, il substitua son triangle vert de « droit commun » contre le double triangle rouge et jaune, frappé du F, des Juifs français.

Rentré chez lui, il eut la satisfaction de constater que le sbire, d’une honnêteté scrupuleuse, avait continué le labeur, en ne prélevant sur le butin que la maigre part des bénéfices qui lui était dévolue. Autre source de ravissement : bien que la guerre fût terminée, le marché noir se portait toujours aussi bien. Il retourna donc tout naturellement à ses anciennes amours, avec toutefois une différence de taille : en tant que rescapé de la Shoah, ou tout du moins, considéré comme tel, il était devenu intouchable.

N’empêche. Si on lui avait dit, à Martin, qu’il l’était réellement, Juif, ça lui en aurait fait tomber le prépuce de saisissement.

(PS : la morale de cette histoire m’échappant un peu, merci de me la communiquer si elle vous apparaît)…   

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