My trilogie

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Ça finissait comme ça. Un violon seul en scène, les sièges vidés de leurs occupants. A l’intérieur du corps ça grouillait. Les viscères étaient infestés. Le peuple croyait que le monde pourrissait. Les musiciens, eux, dormaient dans un hangar, superposés les uns aux autres. Ils étouffaient. Plus tard on pensa crime contre l’humanité. Les siècles passèrent. Une perdrix grise se posa sur la tête d’une enfant. La petite fille se promenait avec un sac en forme de crocodile. Ses yeux se perdaient sur la route, au bout attendaient deux cents hommes à qui elle hurlait des ordres contradictoires. A quatre-vingt-dix ans, enfermée dans une soute, elle ignorait que la terre s’embrasait. Elle voyait l’extérieur à travers un hublot, rond parfait qui découpait le monde en rognant les angles au millimètre près. Dans ce brouillard, ses doigts sculptaient un vase prenant modèle sur un obus qui lui explosa à la gueule. A son dernier souffle j’étais là. Sa tête a bougé, sa bouche s’est entrouverte. Un oiseau est sorti pile au moment où mes larmes ont perlé. J’ai résisté et continué à lui broyer la main, à faire bouger les draps pour faire croire que la vie était là. Des ailes ont infiltré le ciel. Le sabotage a commencé la nuit suivante. Un vieux monsieur -dont on ignore quelle était la fonction- s’est mis à dégueuler. Les caméras du monde entier ont relayé l’info. Les insomniaques suivaient ça en direct. L’homme a cessé quand il fut sûr que tout le monde dormait.

Ils sont deux, ils sont mille, marchant les uns derrières les autres. L’armée parcourt le globe à la recherche d’un territoire. Des bouts de soldats s’envolent. Il faut savoir que les morceaux manquants sont parfois remplacés par du flambant neuf, ça imite bien mais le côté factice ne trompe personne. Je suis assise au point crucial du paysage. Je peux voir la vallée, la montagne et la mer au loin. Un ogre me prend dans ses bras et me pose ailleurs. Même position. Même état d'esprit. Cette fois je suis au milieu d'une ferme : cochons, vaches et un bouc surnommé Otto. L'ogre me porte à nouveau et me dépose ailleurs. Une école. Deux élèves sont restés dans la classe, se disputent la meilleure poésie, comparent les notes de leurs carnets. L'un est brun, l’autre, une fillette, s'épuise à plaire. Dix ans passent, elle ouvre son corsage à la moindre contrariété. L'ogre me ramasse. Ca devient difficile de passer d'un paysage à l'autre. Chaque fois j'y perds un peu de moi. Là j’écris de Sierra Leone. Ma fenêtre donne sur un lieu-dit, une maison qui s’enflamme, un cinéaste filmant la scène. Les trois enfants que j’ai recueillis sont morts dans la nuit. J’ai pleuré plus que je n’aurais dû, profitant du flot pour arracher les larmes coincées en profondeur. Si tu vivais sous l’eau tu aurais toi aussi le corps mouillé en permanence. Je suis vide. Les murs bougent. J’entends des voix. Les immeubles délavés, le sang, la chaleur. J'y suis presque. La musique court, fait trébucher la guerre puis amorce un décor de rêve. Devant moi un parterre affolant, mélange d'herbes hautes et de surfaces rases. Derrière les rubans chlorophylles s'abritent les multiples visages du monstre. Mon pire ennemi a une allure banale. J'aurais préféré les cornes et le rouge flamboyant.

C’est pas ma faute. Je ne sais ni plonger ni gueuler par la fenêtre. La journée commence sur un malentendu. Une rue noire de monde, un geyser au milieu. Le soleil, lui, va et vient à travers les feuillages. Et s’il disparaissait ? Le mode d’emploi se lit en suédois. Rien ne se passe jamais comme j’imagine. Même en consacrant un temps fou à l’éventail des possibilités, le futur prend toujours un chemin imprévu. Semelles orthopédiques, appareil dentaire et implant vissé dans le cerveau, mes parents ont payé cher pour que je sois parfaite. J’ai d’abord été contrôleur. Mon boulot consistait à passer dans les trains, marcher des kilomètres, tendre la main, attraper les billets, composter, vérifier. Un matin j’ai préféré m’asseoir, ne pas bouger pendant des heures. J’ai enterré la vocation au moment où, virée de force, mon crâne a percuté le sol. La bosse n’est jamais partie. Elle orne mon front, fait de moi une bête légendaire. Licorne du bois de Vincennes. Je ne fais plus attention aux regards des autres. Me nourris de branchages, de feuilles et de papiers qui se confondent avec l’humus. Le monde ne m’a pas attendu. Je sors de là et donne une pièce à un homme pour payer son café. Il porte un chapeau et des bottes. J’aime assez son sourire, me nourris de son odeur. Il dit merci. Il boit. Pendant que la chaleur glisse jusqu’à son estomac, des pensées morbides se figent dans sa cervelle. Il pose maladroitement la timbale sur le bord de la fenêtre, regarde au travers, saute au milieu d’une pensée pour se surprendre lui-même, s’écrase et gicle de partout. Je crois entendre un bruit. Le soleil brille. J’avance, heureuse d’avoir pu dépanner un brave type. Je cure mon nez et colle la morve sous la table, dans ma poche, sur la foule. Mes traces prolifèrent. Après ça je crois me retrouver un peu partout. Les jours où ça va mal j’arrache un bout de mur croyant arracher des pensées. Je suis médaille d'or. J'ai franchi les obstacles, vaincu le chrono, broyé les adversaires. Je suis l’homme le plus fort du monde.

De la bave aux lèvres, il la tue pour de faux, des coups de couteaux partout jusque dans les jambes. Son frère, lui, tue par accident, il voulait lui faire peur, elle glisse, sa tête heurte le mur. Les deux font la paire. Inséparables sauf là. L’un part en prison, l’autre s’enferme chez lui, il ne supporte plus la lumière ni le bruit ni les autres. Il y a sur leur cou un petit animal sauvage qui grimpe, saute, s'amuse, occupe l’œil du voisin. Quelque chose de très doux, qui passe sur la peau, dérape, soulage un temps, jusqu’à ce que l’oeil s'effrite. Un peu plus loin des poupées russes s'effondrent. J'ai un aveu à faire. Une vraie tuerie. Trois cadavres sur le sol. Je ne suis pas celle que vous croyez. Je porte un faux-nom, une fausse-barbe, j’ai camouflé l’odeur derrière un parfum bon marché. J'écoute une musique éraflée, écris bancale. Légère éruption du Vésuve qui augmente peu à peu, la nuit dernière la lave a débordé, est descendue jusqu'à Astrio del Cavallo. Veille de. Je ne sais. Je n'ose. Pendant ce temps, grand-mère s'obstine à faire pousser jonquilles et mauvaises herbes. Les fleurs rivalisent dans un carré du Père-Lachaise. Sauf en hiver. La nostalgie s’impose. Prise au piège je mets ma plus belle robe, mes plus jolies chaussures, mon plus beau gilet, même si rien ne va avec rien. J'assemble et ressemble à un épouvantail, posée en plein bitume effraie même les oiseaux. J'isole le chamboulement et apprends à parler une langue obscure. Calque. Opacité 98%. Les poils se hérissent. L'ombre se pose sur mes lèvres, pénètre la surface. Le monstre que j'abrite pleure et ressasse tout ce mal qui raisonne encore, sans lingerie fine ni déco chaleureuse. Un endroit sincèrement vide. La petite fille a des choses à dire mais ne sait plus qu'hurler ou murmurer. Elle ouvre son corsage et se laisse faire. Plus on creuse l'autre plus on apprend sur lui. La mésange ne pose jamais pied sur terre. Vole de nid en nid. Ma grand-mère avait un oiseau dans la bouche. Ca ne se voyait pas à cause des reflets ou des nuages ou du temps qu'il faisait. Ma grand-mère manque. L’astuce consiste à retrouver l'adrénaline, sa main dans la mienne, le dernier soubresaut et ce torrent en moi et cette vie qui d'un côté part, de l'autre pousse. L'image creuse la rétine. L'image soulève la peau. Et je deviens cette girouette. Cherche partout. Dans tout. La même puissance, violente et arrachante. Et frustre. Et pleure. Et ça ne sert à rien. La baise. Les coups. Les cris. L'oiseau est dans ma bouche, fermée et cloisonnée. Une nuit, pourtant, mes lèvres s'entrouvrent et laissent s'échapper la bête. Au matin je porte ma plus jolie robe même si elle me boudine un peu. Les plumes s'entassent à mes pieds. Certaines histoires tragiques commencent de la plus belle façon.

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