Naissance d'une vocation

En dehors du yorkshire de la Directrice – dont elle me confia la garde exclusive durant les récréations après avoir constaté que j'étais la seule élève à ne pas vouloir le martyriser et ayant aussi compris que je n'avais aucune envie d'échanger le moindre contact avec mes congénères -, l'école maternelle m'a laissé peu de souvenirs.

Exception faite d'une épiphanie, au cours de laquelle je contribuai peut-être au renvoi d'un malheureux apprenti en boulangerie. Comme j'avais oublié à quoi servait la fameuse fève, j'avais été submergée d'angoisse en découvrant cet objet incongru dans mon triangle de frangipane. Lorsque j'eus écouté attentivement les explications énervées de la Maîtresse et compris que j'allais devenir la reine de l'école et devoir porter toute la journée une couronne de papier doré, mon angoisse se mua en désespoir. J'avais en tête l'image de Jésus supportant les quolibets, les crachats et les coups de cette race humaine si haineuse, lui, dont la tête triste et penchée portait si courageusement cette couronne d'épines. Comme je ne souhaitais pas devenir une nouvelle figure christique et que mon courage s'envolait dès que j'avais quitté ma chambre-royaume, je gardai sous silence la découverte de la petite figurine, provoquant l'ire de l'enseignante sur le maudit boulanger qui venait de lui gâcher ce moment de partage.

Mes autres souvenirs ont disparu.

Mais, un événement extraordinaire vint changer la vision déplorable que j'avais de l'institution scolaire. Mon institutrice de CP, petite dame au visage ridé et au sourire chaleureux, nous plaça, au début du mois de septembre, en demi-cercle. Je me souviens parfaitement de ce moment où elle tendit la longue règle jaune en direction des lettres calligraphiées avec la maîtrise d'un moine copiste. Et de cet instant où elle ouvrit en grand un univers de liberté où je me réfugie toujours. Ce fut ce jour-là que naquit mon indépendance.

Les lettres m'étaient toujours apparues telles des hiéroglyphes, que seule ma mère prenait le temps de décrypter, m'amenant, chaque soir, dans un pays imaginaire. Ces moments de lecture sont toujours gravés en moi, et avec eux, les aventures de Noisette l'écureuil avec lequel je bondissais d'arbre en arbre ; de Doucette la jolie biche dont je craignais à chaque fois qu'elle ne périsse sous les coups de fusil d'un chasseur ; du joyeux petit cow-boy qui m'emmenait, à ses côtés, chevaucher dans les canyons désertiques.

Mme A, mon institutrice, m'offrait en cet instant la possibilité de quitter cet univers déprimant, de pouvoir voyager, seule, autant que je le souhaiterais dans des contrées lointaines. Les tribulations de Paul et Valérie n'eurent bientôt plus de secrets pour moi. Il ne me fallut que quelques semaines pour découvrir les aventures de deux enfants au pays de la tarasque. Mes meilleurs amis d'enfance se nommèrent Oui-Oui, Jojo Lapin et Fantômette. Oserais-je avouer, que même adulte, il m'arrive encore d'acheter certains de ces livres à la brocante ?

Plus que tout, cet instant me donna le goût d'apprendre et fit naître en moi une vocation : celle d'amener, un jour, d'autres enfants aux âmes solitaires ou meurtries vers ce pays imaginaire, celui des livres et des mots.