Parti de rien

fionavanessa

Récit des origines.

20 avril 2006.

Parti de rien, Jacques s'était fait à la force du poignet.

C'était l'enfant d'immigrés espagnols, venus cultiver la terre d'Algérie. Adolescent, il avait aidé ses parents à la ferme. En sa qualité d'aîné, il protégeait son frère et ses sœurs. Le soir, après le labeur, Jacques se douchait et s'installait à l'étude.

Il obtint ainsi son premier diplôme, d'instituteur ; devaient  suivre tout au long de sa vie de nombreux métiers.

A seize ans, il avait rencontré une jeune fille aux yeux noisette, et il dansait avec elle aux fêtes du village. Au bout de deux ans, il en fit sa fiancée ; nous étions en 1940.

La guerre les avait trouvés là, et le deuil. D'abord un terrible accident, qui avait défrayé la chronique locale, emportant ses petites sœurs en route pour l'école par collision sur la voie ferrée. Puis son frère, renversé par une ambulance. Il restait le seul enfant vivant.

Jacques et Laure ne se marièrent qu'à vingt ans, faisant leur possible pour ralentir la morsure du chagrin des parents de Jacques. Le jeune marié fut mobilisé. Une première fille, une deuxième naquirent. La troisième vint par temps de paix.

Une famille remplaça l'autre, ses parents ayant succombé aux attaques de leur chagrin. Jacques n'avait dit mot et se mit à préparer le concours de commissaire de police. Il avait vingt-cinq ans et une brigade à diriger. Il continua son ascension, passa son droit, demanda les postes difficiles pour avancer plus vite. Sa droiture d'esprit et ses qualités naturelles de meneur l'aidèrent à se développer comme poisson dans l'eau.

Survint l'épisode qui bouleversa leur vie, les arrachant aux orangers et aux dégustations d'oursins et de sardines fraîches sur la plage.

Il avait été envoyé dans les massifs montagneux de Kabylie, là où des attentats avaient lieu chaque semaine. Où l'on ignorait qui demain serait égorgé ou vivant, après l'alerte. Il avait armé sa femme, qui tenait le fusil chargé dans la jeep qui les amenait chaque dimanche à Alger où leurs filles étaient en pension. Des grenades sous le siège.

Il demanda l'exil. Arriva dans une France de grisaille, Lille, Rouen, Reims ; bien loin d'Alger la Blanche. Débuta leur vie en caravane, imperméables et parapluies.

Amertume…mauvais accueil des « pieds noirs » ; Jacques dérangeait en France, il avait gravi tous les échelons et n'avait pas quarante ans. Le mettre à la retraite ? Le brimer, de poste en poste ? Il se remit au travail et, pour se défendre lui-même, défendit ceux qui en avaient besoin. Il devint avocat, spécialisé dans les affaires de rapatriés. Il se fit des amis dans ce pays qui était à peine le sien, il les conquit avec ses armes de toujours, sa droiture et son opiniâtreté au travail. Sa femme et ses trois filles étaient son havre, son unique terre d'enfance. Un jour, il débarqua avec elles dans un petit village espagnol, d'une belle auto. Ce fut l'attroupement : tous voulaient y monter faire un tour. Il cherchait une famille qu'il n'avait jamais vue, qui le fêta comme un fils de retour au pays. Tous les honneurs lui furent rendus, dans cette France où il avait dû se battre pour se faire une place. Mais il restait une dernière bataille à livrer, et elle fut désarmante. C'est un visage sournois qui l'accompagna pendant de longues années. Depuis l'Algérie, il avait appris à connaître un mal qui ronge, même les lions. Le déracinement, l'ancien deuil avaient entamé ses forces. Il en était sorti vieilli. Il dut mettre toute sa détermination à un nouveau but : survivre. Il vendit son cabinet, et la grande danse des cliniques commença ; elle allait durer vingt ans. Ils étaient loin, les voyages qu'ils s'étaient promis dans leur âge mûr, elle et lui. Israël, Egypte, Grèce…ils firent néanmoins connaissance avec une lente valse de paysages. Celle-ci ne joua bientôt que dans son souvenir.

Ses petits-enfants connurent de lui un grand-père généreux et patriarcal, entouré de ses chiens, qu'il élevait pour la sélection de guides d'aveugles. Il trônait au beau milieu de son jardin florissant. Notre tout-puissant pilote nous emmenait survoler le quartier aux commandes d'un hélicoptère. Notre chef revenait du marché, le panier plein de régalades et d'une cuisine ensoleillée.

Il eut, pour caresser les têtes de ses arrière-petits –enfants, des mains déformées par la maladie.

Il s'était réfugié dans l'étude à nouveau, la philosophie. Elle lui permettait à coup sûr de tenir le cap.

Il n'avait plus que le regard pour dire son amour aux siens. Il avait perdu la tendresse des mots dans ses nombreuses batailles. Mais pas le don de leur transmettre le goût des choses.

Il me reste de mon grand-père le reflet de la fermeté dans son regard, sa vraie patrie, sa bonne âme qui ne cillait pas, sans laquelle il n'était arrivé nulle part.

 

 

  • Un Homme bon, juste et généreux. On a tous un souvenir de ses grands-parents assez vif.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Img 1660

    Marcus Volk

  • Une vie de droiture, de lutte, de générosité. Ce chagrin d'Algérie perdure...
    La lecture de votre récit donne force et chaleur !

    · Il y a environ 9 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Merci sincère pour votre commentaire !

      · Il y a environ 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • Des êtres qui ont affronté toutes les épreuves de la vie, avec ténacité,courage et droiture, gardant la tête haute , habités par cette éternelle soif de se hisser au meilleur niveau

    · Il y a plus de 9 ans ·
    W

    marielesmots

    • Oui ; ce texte est le premier où j'osais livrer une partie de mon histoire. Il s'agissait d'écrire un texte avec la phrase "parti de rien, il n'était arrivé nulle part" et la vie de mon grand-père s'est imposée à moi. Un véritable exemple.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

    • Merci Marie pour votre lecture.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Mai2017 223

      fionavanessa

  • Et nous les retrouvons au travers de nous...superbe hommage !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

  • De nos aïeux surgit la force. Le mien fut le chêne sous lequel je m ' abritais. Sa main fut mon guide.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    2018 01 13 13 02 42

    angemarina

  • de lui la petite-fille je suis et sa personne nous grandit, mon frère, mes cousins et moi. Ligne de conduite ayant force d'exemple à suivre.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • comme un écho raisonne en moi.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Cpetitphoto

    petisaintleu

Signaler ce texte