Peine d'humour

gladvie

Je sors tout juste d’une aventure singulière. Une histoire que je ne peux décemment pas passer sous silence. Je vous la livre ici telle qu’elle m’est arrivée, bien conscient de m’exposer à un scepticisme général, tant elle peut sembler incongrue. Mais il existe au sein même de notre société des modes de vie si particuliers et si dignes d’attention, que je dois prendre le risque de la vérité.

Tout commence il y a deux semaines. Je suis en vacances dans un bourg reculé de nos campagnes et je m’adonne à la promenade ainsi qu’à la rêverie. Deux activités combinées qui m’emportent rapidement au milieu de nulle part, jusqu’à ce que mes pensées prétentieuses et romantiques soient interrompues par un choc violent. BOOM, je viens de heurter le panneau indiquant fièrement que je suis arrivé - bien malgré moi - au village du Mour.

Inutile de le chercher sur une carte, le Mour fait partie des ces lieux cachés du monde dont nous soupçonnons tous l’existence sans qu’elle nous soit révélée. Simplement ici pas besoin de lapin blanc, de quai magique ou de pilule rouge, pour y accéder il faut tomber sur le panneau. C’est ce dernier qui est à l’origine de mon aventure. En effet, à peine avais-je retrouvé mes esprits que des autochtones sympathiques - et en tous points semblables à l’autochtone rural commun - se précipitent sur moi pour s’assurer que je ne suis pas blessé. Une attention bien aimable à laquelle je choisis de répondre par un bon mot : “La campagne est piégeuse et je suis tombé dans le panneau”. Je pensais détendre l’atmosphère et peut être engager la conversation avec mes nouveaux compagnons, il n’en fut rien. Ma plaisanterie figea les visages de mes interlocuteurs, leurs traits se firent sévères et ils entamèrent une courte palabre privée, après quoi ils se retournèrent vers moi afin de m’annoncer dans un français très compréhensible que j’étais en état d’arrestation.

Ma paisible promenade prenait une tournure inattendue. Je voulus protester, mais on me fit comprendre à l’huile de coude que c’était inutile. Et on me traina à travers le Mour comme un vulgaire bandit sans autre forme d’explication. Après quelques heures passées dans une petite salle de ce qui ressemble à un bâtiment officiel, mes inflexibles hôtes finirent par m’asseoir sur un banc dans une grande pièce assez luxueusement décorée. Derrière moi, une assemblée solennelle ; face à moi, trois hommes sévères et barbus. Aucun doute, j’étais au tribunal du Mour.

Comme on peut s’y attendre en pareil cas, c’est le sage central qui prit la parole en premier. Ce qu’il prononça éclaira un peu ma situation, tout en me laissant dans un état de stupeur inédit ! J’étais inculpé pour “mauvaise blague”. J’appris également que le Mour revendique son statut d’Etat de drôle, dans lequel chacun est soumis à l’autorité du rire. Tout cela me fut par ailleurs annoncé avec un sérieux absolu. Je tombais des nues. S’ensuivit une mascarade de procès pendant lequel je ne pu absolument pas me défendre, déstabilisé par les calembours à répétition du procureur et autres galéjades d’un juge particulièrement inspiré. La sentence fut lourde et sans appel, j’étais condamné à la peine d’humour. Par fierté, je ne daignai pas sourire à ce jeu de mots subtil au moment du verdict, ce qui ne manqua pas de provoquer une vague de consternation dans l’assistance...

J’ai donc eu l’occasion en purgeant ma peine pendant les semaines qui suivirent de découvrir un nouveau système judiciaire de l’intérieur, en tant que condamné. Je dois dire que j’ai été agréablement surpris par la douceur de mon traitement. La peine d’humour avait été créée dans un but clair de “redressement”. Le fautif doit, à travers une série de contraintes, retrouver un sens de l’humour digne de ce nom. Ce qui permet de maintenir un contrat social fondé sur la gaité générale.

Concrètement, j’ai du tenir une chronique humoristique quotidienne sur une radio locale, monter un One Man Show, et trouver des réparties cinglantes aux vannes des locaux, encouragés par voie de presse à m’en faire voir de toutes les couleurs.* Inutile de préciser qu’un habitant du Mour maitrise l’art de la pique cinglante avec une précision que nous autres habitants du triste monde - comme on l’appelle ici - ne peuvent guère imaginer.

Pendant toute une année, j’ai purgé ma peine avec un tel brio que la nationalité me fut même proposée. Offre flatteuse que je préférai décliner afin de pouvoir partager aujourd’hui avec vous cette drôle d’histoire.

*Je vous laisse par ailleurs apprécier la qualité des infrastructures du Mour, qui dépassent largement ce que l’on peut attendre d’un petit village de campagne.

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