Quand les hommes se cachent pour mourir (3/7)

Anne S. Giddey

La première nuit, Pierrick dormit peu. Il se levait sans arrêt, déambulait de leur chambre à celle de la petite. Il prenait Sarah dans ses bras, la berçait. Aujourd’hui, je suis sûre que c’est ce qu’il fit cette nuit-là. La bercer, doucement, et rien d’autre. J’imagine ces premiers instants entre eux. En se recouchant dans la chaleur de son lit, il devait garder les yeux ouverts sur le plafond, surface lisse et fraîchement repeinte sur laquelle il pouvait laisser se dérouler son film intérieur. Affublé de cette nouvelle responsabilité de père de famille, il en devenait animal, aux aguets. On aurait presque pu voir bouger ses oreilles comme des antennes paraboliques à l’affût du moindre bruit venant de la chambre voisine. Rien ne venait. Je pense que rien n’est venu de toute la nuit et que ce silence lui a semblé encore plus tapageur que si elle s’était mise à hurler. Par contre, il devait entendre la rivière au dehors comme un murmure pressant. L’eau venait de se réveiller de l’hiver, de sortir du carcan de ses glaces. Elle crevait le paysage sonore d’une gaieté cristalline en se ruant sur les cailloux, en se cabrant dans la boue, n’en pouvant plus de profiter d’être libre. Je me souviens que les roseaux sur la berge lui faisaient comme un lit à barreaux, de ceux dans lesquels on encage les tout petits de peur qu’ils ne débordent. Il n’y avait que l’eau de la rivière qui vagissait en cette nuit de printemps, Sarah dormait à poings fermés.

- Elle a beaucoup pleuré cette nuit ? Il me semble que tu t’es souvent levé...

Marie posa la question distraitement, les yeux rivés sur le biberon et la bouche qui le tétait.

- Non, pas vraiment...

Pierrick se leva et ramassa les assiettes du petit-déjeuner. Il semblait peu enclin à parler, ce qui n’était pas chose rare... Mais en cette circonstance, Marie se permit d’insister.

- Comment ça "pas vraiment", elle a pleuré ou pas ? Je n’ai rien entendu ?

Pierrick nous tourna le dos en repartant les bras chargés de toute la vaisselle sale qu’il avait pu trouver sur la table. Marie me lança un regard inquisiteur, j’hésitai. Souvent, il ne servait à rien d’essayer de lui tirer les vers du nez quand il avait pris le parti de se taire.

- En tout cas, elle est très calme ce matin, dis-je pour ramener l’attention sur le bébé. Elle semble même préférer dormir que manger.

Marie me sourit, oubliant la nuit, Pierrick, sa réponse laconique. Peut-être avait-il été agacé par les pleurs de Sarah ? C’était un amoureux du silence, nous le savions bien et peu importe. Notre essentiel était de nous extasier en chœur sur les grands yeux noirs de Sarah, sur sa bouche ronde, ses plus belles mains du monde, ses plus beaux pieds de l’univers. Nos babillages ramenèrent Pierrick vers nous.

- Elle est comme son père, calme et rêveuse !

Qu’il avait l’air heureux soudain ! Il venait de dénicher entre eux une ressemblance, de celles qu’on attribue généralement aux liens du sang. Il était son père, de toutes ses tripes !

Durant le temps que je passai avec eux ce matin-là, Pierrick se montra enjoué. Je crois bien que c’est la seule fois de ma vie de mère que j’ai pensé à ce qualificatif pour parler de lui. Sans la réveiller, il se penchait sur Sarah, collait sa grande oreille contre le petit corps endormi pour écouter les battements du cœur. Il glissait la plume d’un aigle sous ses narines et regardait le souffle du bébé la faire vibrer comme pouvait le faire le vent des cimes. Quand elle ouvrait ses grands yeux immobiles, il faisait le pitre, grimaçait, grinçait des dents… Et surtout, il souriait et souriait encore. Pour l’instant, il n’obtenait rien en retour. La petite avait dû avoir peu de contacts. Elle apprendrait vite ! J’étais alors sûre qu’un premier sourire n’allait pas tarder à gagner sa petite bouille ronde. Un sourire béat. Pour l’instant, elle paraissait ailleurs, comme habitée par les vestiges d’une étoile lointaine. Elle semblait davantage se souvenir de ce qu’elle avait perdu que de ce qu’elle venait de gagner. Un bébé-bulle, un fragment de météorite encore sous la stupeur du crash sur Terre. A ses pieds, une boule de poils bâillait. J’avais craint les réactions du chat, maître de maison. Allait-il se montrer jaloux ? Mais c’était compter sans le printemps et les premiers envols hésitants d’oisillons. Le matou avait vite compris que le bébé n’était pas enclin à s’envoler… Se désintéressant du météorite endormi, il avait passé la matinée à attendre sous les nids pour scalper les bébés hirondelles trop audacieux. Il mettait à nu leurs petites cervelles et les laissait sécher au soleil. De retour de chasse, il semblait aussi exténué que nous tous.

Après avoir rallié mon chez moi, je vécus un week-end jalonné d’appels téléphoniques venant de Marie. "La petite dort trop, semble très statique." "Elle manque d’appétit, c’est normal ?" Ce sont des choses qui arrivent... Je l’ai rassurée patiemment. C’est vrai que j’avais trouvé Sarah calme, très calme. Mais Pierrick devait avoir raison, ils se ressemblaient ! Je les voyais déjà arpenter ensemble les chaînes de montagne, ici, ailleurs, partout et toujours en silence. Face aux inquiétudes de Marie, j’ai réagi comme tout le monde le fera les jours suivants. Le pédiatre chez qui elle emmena la petite dès le lundi matin. Le neurologue consulté à l’hôpital le vendredi. Jusqu’au dimanche suivant, où nous partions précipitamment pour les urgences comprenant enfin que la situation était grave.

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