Riff sur blues mineur
Elsa Saint Hilaire
Riff sur blues mineur
Adossée au flanc gauche du Folies Pigalle, une immense affiche beuglant « la guitare c’est nous ! » juste au-dessus de ma tête, je mate, l’œil en berne, la façade insipide du 66. Une pluie glacée ajoute sa note sinistre, à moins que ce ne soit le riff sur blues mineur de mes larmes nostalgiques.
C’était en 1936. Ce soir là, les malfrats avaient troqué casquettes canailles et vestes à carreaux pour leur tenue de deuil : alpagues noires, oxfords blanches, vernis et crocos. Leurs poules, nippées en bourgeoises, avaient sagement enfermé quelques mèches rebelles dans des turbans de velours noir, pincés par des diams de chez Mauboussin. Un unique requiem pour tout ce beau monde: Le Bricktop’s allait fermer définitivement ses portes ! Les plus fines gâchettes et les meilleures gagneuses se coudoyaient au zinc déjà poissé par des débords de Veuve Cliquot.
Les « Corses » avaient investi l’endroit dès minuit et faisant taire les rivalités ordinaires, se croisaient, s’embrassaient, se tapaient sur l’épaule comme de francs compaings. Rocca-Serra chuchotait dans l’oreille d’un Battestini qui tentait de tenir à distance une blonde platine, emmaillotée dans un fourreau Lanvin. On sortait les havanes et dans la plus totale confiance, on batifolait sur les mérites comparés du trafic d’héroïne et de la traite des blanches. Il n’y avait guère que deux ou trois lieutenants qui gardaient l’œil, refusaient d’un geste sec les coupes pétillantes. Deux accords plaqués sur un Gaveau modern style avaient donné le signal de la fête. Le pianiste était un black qui avait cédé aux charmes de la capitale et refusé de suivre le Duke en tournée. Humour ou provocation ? Il avait entamé « It’s murder » et le swing couvrait petit à petit les rires et les conversations. Qui aurait pensé que le Bricktop’s prendrait en cette ultime soirée d’agapes des allures de Savoy avec cette faune trempée dans la bonne gâche ? Les guiboles s’agitaient, les décolletés se trémoussaient, les bouchons sautaient à la fréquence d’une salve de mitraillette. Le pianiste enchaînait les bœufs et faisait crépiter sous ses doigts les touches d’ébène et d’ivoire.
Du grand jus... une soirée de ribouldingue à ingurgiter jusqu’à la nausée tout ce que la boîte contenait d’alcool et de tord-boyaux.
Ouais, mais je suis là, ce matin humide de 2011, la gorge sèche, bien loin des « lovely parties » avec Cole Porter, quand Scottie et Ernest H. noyaient leur même scepticisme désabusé et leurs peines de cœur dans des bloody mary, cul sec. Et si je fredonne "Miss Otis Regrets", c’est pour que le fantôme d'Ada Bricktop Smith sache que je pense toujours à elle.
Ravissant. Un texte à lire allongé sous un gramophone, les lèvres barbotant dans une coupe de joli cristal...
· Il y a environ 13 ans ·Clément Thiery
Merci Frédéric, un tel compliment de ta part et si bien tourné...
· Il y a environ 13 ans ·Pour ceux et celles qui aimeraient connaître les paroles de Miss Otis Regrets:
Miss Otis regrets, she's unable to lunch today, madam,
Miss Otis regrets, she's unable to lunch today.
She is sorry to be delayed,
But last evening down in Lover's Lane she strayed, madam,
Miss Otis regrets, she's unable to lunch today.
When she woke up and found that her dream of love was gone, madam,
She ran to the man who had led her so far astray,
And from under her velvet gown,
She drew a gun and shot her love down, madam,
Miss Otis regrets, she's unable to lunch today.
When the mob came and got her and dragged her from the jail, madam,
They strung her upon the old willow across the way,
And the moment before she died,
She lifted up her lovely head and cried, madam......
Miss Otis regrets, she's unable to lunch today.
Miss Otis regrets, she's unable to lunch today
Elsa Saint Hilaire
C'est très bon. On y est!
· Il y a environ 13 ans ·Et puis, on y retourne.
Et on y est encore!!!
C'est très bon, quoi!
Frédéric Clément
C'est superbe Gilda! Quel bonheur de pouvoir entendre la grande Ella chanter "Miss Otis regrets" sur ce texte. Pffffffff, suis aux anges...
· Il y a environ 13 ans ·Elsa Saint Hilaire
@ André: quand on aime, la plume se libère... Merci André
· Il y a environ 13 ans ·@ Joey: faire revivre des gens peu connus, oubliés, recréer l'ambiance via des mots, des images, des bruits, des odeurs, des sensations... moi aussi j'aime! Merci.
Elsa Saint Hilaire
Je suis admiratif !
· Il y a environ 13 ans ·Michel Chansiaux