Rosewood Plantation

victoria28

   Annette avait toujours travaillé à la plantation, comme sa mère, et sa grand-mère, et son arrière-grand-mère avant elle, et ainsi de suite jusqu’à une époque dont plus personne ne se souvenait.  C’était mentionné discrètement sur la brochure qu’on donnait aux clients, en légende de la photo où elle posait sous la véranda avec son tablier blanc et les mains dans le dos.  «Un accueil raffiné et attentif vous sera prodigué par l’équipe d’Annette Rice, dont la famille est liée à Rosewood Plantation depuis huit générations ». Ca voulait dire huit générations à servir des tasses de café, faire des lits, laver des baignoires et tendre des plats de poisson en sauce, et le lendemain recommencer, le ménage, la vaisselle,  sans se plaindre.

   Evidemment aujourd’hui le travail avait changé. On n’allait pas comparer avec l’époque des champs de coton. Depuis que Rosewood Plantation s’était transformé en bed and breakfast de luxe, il s’agissait surtout de faire le service le soir autour de la table du dîner, de passer la soupe de champignons et l’étouffée d’écrévisses aux clients qui échangeaient des souvenirs de vacances sous le lustre à breloques. Ce n’était pas très compliqué. Le plus difficile trouvait Annette, c’était de rester debout le long du mur dans les costumes d’époque qu’avait choisis la gérante. Quand un client sonnait la cloche, il fallait se précipiter pour remporter les plats sans se faire remarquer. Elles étaient cinq ou six filles de Morgan City à faire le déplacement tous les jours. Souvent, en écoutant les riches avocats texans et les retraités désoeuvrés qui constituaient la clientèle, Annette se disait qu’elle aurait pu faire mieux.

   Elle savait que pour certains c’était étrange. Un jour une équipe de télévision était venue de Londres faire un reportage sur la vie en Louisiane. La journaliste était bavarde et jeune, avec des cheveux courts autour de son visage pointu, elle s’était prise d’amitié pour Annette qu’elle tentait de faire parler. Son travail, ça lui plaisait ? En quoi ça consistait ? Elle n’en avait jamais assez ? Annette avait répondu dans le vague, en choisissant ses mots parce qu’elle était un peu impressionnée. Deux mois plus tard elle avait vu le reportage. Il y avait des images d’elle en train de faire les lits, et puis des photos de ses arrière-arrière-grands parents dans les champs, et en bande-son elle racontait sa journée de sa voix basse et fatiguée. Elle avait l’air d’une vieille idiote. Elle avait regardé le film en entier et elle avait rangé la cassette dans le meuble sous la télévision pour ne plus y penser.

   Annette avait passé l’âge de se plaindre. Chaque semaine, elle ramenait 600 dollars à la maison et elle savait que tout le monde ne pouvait pas en dire autant. Avec ça, elle pouvait mettre un peu de côté pour l’éducation d’Elisa, pour que sa fille aille à l’université enfin.

   Elle-même aurait bien fait des études. Quand elle était petite, ses parents lui disaient qu’elle  irait loin si elle voulait. Ils étaient morts un soir de juin 65 en rentrant de Bâton Rouge. Un accident sur une route toute droite avec que des champs pelés tout autour. Ca devait arriver avait dit sa tante, à se mêler de se qui les regardait pas. Annette, elle, s’était mêlée de ses affaires. Elle avait recadré ses espoirs. Elle avait commencé à Rosewood à l’âge de quinze ans pour faire la vaisselle et de factotum elle était devenue femme de ménage, et aujourd’hui elle commandait à toutes les filles qui travaillaient à la plantation. Elle ne se plaignait pas. Juste, elle voulait qu’Elisa fasse autre chose.

   Elisa c’était sa merveille, son miracle, qui n’aurait jamais dû exister. Annette avait déjà trente-cinq ans quand sa fille était née. Elle n’y croyait plus. Et son mari non plus n’y croyait plus, qui s’était carapaté dès la nouvelle publique en disant qu’elle n’était pas de lui. Annette s’en fichait. Après quinze ans de mariage elle s’en fichait royalement. Elisa était fine et longue, avec des yeux dorés et des paupières en amande, et la peau encore plus sombre que celle d’Annette.

   Elle aurait voulu qu’Elisa la suive partout. Quand Annette avait fini le ménage dans les chambres vers deux heures, au lieu d’aller faire la sieste elle reprenait sa voiture et elle venait la chercher à la sortie de l’école. La gamine passait l’après-midi à vadrouiller dans la plantation. Sous la véranda il y avait toujours un groupe de touristes japonais  pour s’extasier sur cette petite fille en jupe plissée et souriante comme une poupée. Ca mettait un peu de vie. Ca arrangeait tout le monde. Le soir elle faisait ses devoirs sur un coin de la table de la cuisine et après elle s’endormait dans un lit de camp dressé à l’office, pendant que sa mère courait en robe de coton long, les bras chargés d’assiettes d’huîtres et de boudins et de galettes de maïs et de haricots.

   A treize ans Elisa avait refusé de passer ses soirées à Rosewood. Elle était assez grande pour rester seule à la maison. Elle avait besoin de calme pour travailler. Annette avait eu un pincement au cœur. Elle lui avait fait confiance, pourtant. Elisa était droite, mais ça ne pouvait pas marcher si elle devait étudier dans les odeurs d’huile chaude et les chocs de casseroles. Son prof d’anglais le lui avait dit. Annette avait dit d’accord, malgré sa tristesse de ne plus voir sa fille que le matin en partant pour l’école et le week-end quand elle ne travaillait pas.

   Elisa n’avait plus jamais mis les pieds à la plantation. Pour se faire de l’argent de poche elle avait trouvé un petit boulot à la cantine de la raffinerie Exxon Mobil et les week-ends elle lavait des assiettes dans un vieux restaurant de Morgan City. Les vacances, elle faisait le guide pour les touristes. Ca payait mieux que faire la bonne. Elle voyait des gens. Elisa savait ce qu’elle voulait.

   A treize ans elle avait refusé de se faire lisser les cheveux et depuis elle portait ses boucles finement frisées en queue de cheval qui débordait de ses foulards. A quinze ans elle avait vendu des t-shirts pour la campagne présidentielle dans les rues de La Nouvelle Orléans. Elisa avançait droit et parlait fort. Elisa irait à la fac. Elisa deviendrait avocate. Chaque mois Annette mettait 200 dollars de côté pour payer son rêve.

   L’été de ses dix-sept ans Elisa était rentrée un soir l’air sombre, avec une nouvelle à annoncer. Elle était enceinte. Elle n’avait pas voulu dire de qui. Qu’est-ce que ça changeait de toute façon ? Elle n’allait pas le garder. Annette était restée pétrifiée. En même temps, quoi ? Elle avait giflé sa fille et elle était n’avait pu s’empêcher de pleurer. Tu es folle ou quoi ? Et ton avenir ? Et tout ce que j’ai fait depuis des années ? Elisa avait dit que ça ne changeait rien, qu’elle ferait ses études et n’avait pas l’intention de renoncer. Elle voulait aller à la fac. Maman, si tu veux que j’aie ce bébé c’est toi qui vas devoir t’en occuper.

   Elisa avait fait sa dernière année de lycée avec un ventre comme un ballon jusqu’à Noël. Le bébé était une fille, bien sûr. Elisa l’avait appelée Mary. Mary était minuscule et elle dormait tout le temps. Annette avait ressorti le berceau entreposé au garage pendant qu’Elisa se remettait à son dossier d’inscription. Sans le bébé, elle aurait pu tenter Harvard ou Princeton lui disait le directeur du lycée. Mais Elisa se fichait de Harvard et de Princeton. Elle voulait aller à Washington. C’est là que ça se décide disait-elle. Elle avait demandé une bourse à la fac de Georgetown. Elle l’avait eue. Comme le reste. Elle l’avait eue et c’était le plus beau jour de sa vie. Elle criait en courant dans la maison et Mary s’était mise à pleurer.

   Annette était restée seule avec le bébé dans sa maison de Morgan City. Elle lui avait ouvert un compte épargne. Elle versait  200 dollars chaque mois dessus. Elisa ne voulait plus de son argent. Elle avait un prêt à la Citibank. Une vie comme dans les séries à la télévision. Elle avait trouvé un petit boulot à la bibliothèque de la fac, et le matin elle travaillait dans un Starbucks près de la Maison Blanche. Elle servait des latte à des avocats en costume pressés. Tout comme toi, maman, disait-elle en riant. Elle avait des A à la fac. Elle commençait sa deuxième année. Elle avait rencontré quelqu’un. Quelqu’un de grand et blond. Annette ne le connaissait pas. A Washington elle continuait de vendre des t-shirts pour le candidat démocrate. Elle lui prédisait un grand avenir. Tu verras maman, ça va finir par changer. C’était mars 2008 et elle y croyait.

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