Sahara 4. Seul, enfin
carouille
Nous sommes à Gao, le 17 février 1938 au matin. Gao est un monde de blanc et de bleu. Le ciel, les maisons, les vêtements, l'eau du fleuve. Et dominant ce camaïeu, le minaret de la mosquée et le tombeau des rois Sourai. C'est d'une beauté à couper le souffle.
Mais ce matin-là, Daniel ne voit rien. Il est trop occupé à prendre un copieux petit déjeuner. Café au lait, œufs sur le plat, jambon, confiture… il a un appétit terrible. Ce qui amuse bien les camarades qui l'entourent. Ces camarades, se sont les chauffeurs de la Transsaharienne, ses anciens collègues. On y trouve un peu de tout : le chef de popote est un Alsacien, ancien adjudant de la légion, médaille militaire ; il y a aussi un Russe, ancien directeur de banque dans son pays ; un vicomte, qui a failli mourir empoisonné par son boy dans la brousse ; un Autrichien de naissance devenu Italien pendant la guerre, ancien officier de la marine marchande ; un parisien, ancien ciseleur, qui a tout quitté pour revenir là, après avoir découvert le Sahara lors de son service dans les Chasseurs d'Afrique. Un joyeux mélange de genres. Mais tous, sur la piste, sont égaux. Leur leitmotiv le voici : « Tu peux penser de lui ce que tu voudras, seulement si tu es en panne, il se crèvera pour venir à ton secours. ». Et leur doyen en est à sa 120e traversée du Sahara…
Alors tous, ce matin-là, font cercle autour de Daniel et de sa machine. Ils connaissent parfaitement l'intensité des jours à venir, la charge de fatigue et de danger qui va venir peser sur ses épaules. Il est l'un des leurs.
Il est 8h. Daniel est devant sa machine. Refaisons une dernière fois le tour avec lui.
Pour traverser plus de 2000 km de désert, il est armé d'un vélomoteur ayant un réservoir de 12 litres, avec deux nourrices supplémentaires de 5 litres chacune. En France, la consommation moyenne du vélo est de seulement 2 litres et demi aux 100 km, mais ici, compte tenu de l'évaporation, il faut prévoir 4 litres. A l'arrière de la machine sont également chargés un pneu de rechange, une sacoche d'outillage de 25 kg, 4 chambres à air. Daniel n'a pas souhaité prendre de tente, trop inadaptée au climat. Une simple couverture lui servira de lit.
Sur le guidon, il emporte également un pull over et son chech.
En cas de blessure, il emporte un pansement individuel de l'armée, une bande de crêpe Velpeau, un peu de coton hydrophile et une petite bouteille d'alcool.
Et sur lui, deux bidons d'eau, quelques morceaux de sucre, 1 kg de dattes et un flacon de Kola. Et son appareil photo au fond de sa poche.
Pas de boussole ? Non, pas de boussole. Daniel n'en a pas besoin, il se guide à la piste et au soleil. Et de toute façon, ici, au Sahara, il est plus prudent de ne pas trop se fier à la boussole, car des phénomènes magnétiques faussent ses indications.
Et pas d'arme non plus. Que pourrait faire un pistolet contre un lion ou une hyène ? Rien. Et les rezzous ne seront à craindre qu'aux alentours de Béchar, zone que Daniel a prévu de traverser d'une seule traite.
Tout cet équipement paraît bien dérisoire pour affronter un si grand désert, et pourtant Daniel reste inquiet. La machine est trop lourdement chargée à l'arrière. Ainsi amarrée, elle pèse 120 kg, auxquels il faut rajouter les 80 kg du pilote. Un gros poids pour un si petit vélomoteur.
Daniel fait lentement le tour de la cour de l'hôtel Transsaharien pour serrer une par une les mains de ceux venus l'encourager. Ses camarades, mais aussi des personnalités civiles et militaires. Il est très calme, n'affiche aucune émotion. Alors ses amis se retiennent de l'embrasser et de le serrer dans leurs bras pour ne pas le déconcentrer. Il règne un grand silence dans cette cour surpeuplée.
Daniel tend sa feuille de permission à M. Mouchard, commissaire de Police de Gao. Etant en permission régulière de la Garde Républicaine, il devra faire viser chacune de ses haltes avec date et heure. Attestations qui auront valeur officielle.
Il est 8h45.
Daniel démarre son vélomoteur et sort lentement de la cour. Le désert s'ouvre devant lui. Bientôt, ils seront enfin seuls face à face.
Il commence à rouler. L'émotion le gagne tout de même un peu, ce grand gaillard si pondéré. Voir tout le monde réuni comme ça pour l'encourager, ça le touche profondément. Alors entre ça, sa machine trop chargée qu'il n'a pas encore en main, le soleil, la réverbération…il serpente dans le sable, ne trouve pas son équilibre, et à 700 m du départ, c'est la première chute. Daniel dégage difficilement son pied droit coincé sous le réservoir, et peine à relever sa machine. Les pieds dans le sable, en plein soleil, le poids du vélomoteur est tout à coup bien plus concret. Le garde-boue est faussé, mais il se remet en selle.
Les chauffeurs regroupés sur le toit de leur cagna pour l'accompagner du regard ont la gorge serrée, mais finalement le cri du radio les soulage d'un coup : il est reparti !
Et cette fois c'est le bon départ. Daniel roule lentement sur la piste au milieu d'un calme absolu. Seul le bruit de son moteur vient troubler le silence infini du désert. Le paysage qui s'étend autour de lui est magnifique. Mais à cet instant, il ne le voit pas, concentré sur la difficulté de maintenir son équilibre dans les passages sablonneux.
Un peu après 10 heures, un bruit confus naît dans le lointain puis le rattrape. C'est un camion de la Transsaharienne qui doit conduire de l'essence et des provisions au poste de Kidal. Après plus d'une heure à batailler pour apprivoiser sa machine sous le soleil de plus en plus chaud, Daniel meurt de soif, et le verre de bière offert par le chauffeur Hoffmann est le bienvenu. Il profite également de l'occasion pour s'alléger en confiant quelques outils qu'il ne juge pas indispensables au chauffeur, et modifie l'arrimage de son chargement. Regrettant de ne pas avoir de porte-bagages, il attache la couverture roulée sur la fourche avant pour rééquilibrer la machine.
Le camion repart, roulant à 40 km/H, et bientôt Daniel est à nouveau seul au milieu du sable. Les chutes se multiplient sur le sable instable, et il quitte parfois la piste pour se faufiler entre les épineux. Chaque chute est épuisante, il faut se dégager, relever la machine, repartir. Le tout sous un soleil de plomb.
Déjà la fatigue se fait sentir. A 13 heures, Daniel s'arrête pour faire une première pause. Il a parcouru 80 km, et s'accorde un repas pour se régénérer. Il a emporté des vivres, et savoure ce repas, car les autres seront beaucoup plus frugaux. Assis dans le sable, en plein milieu de la brousse soudanaise, dans une solitude et un silence absolus, il mange tranquillement ses œufs durs et son sandwich au jambon. Quelles peuvent être ses pensées à cet instant ? Il doit se sentir bien petit, cerné par ces terres arides qui s'étendent à l'infini.
Ayant repris des forces, il repart. Le bruit du moteur fait s'envoler les pintades de place en place. Des points noirs apparaissent à l'horizon. Il faut de longues minutes pour qu'ils se précisent. Daniel croise des bergers Touaregs qui le saluent avec circonspection. Ils n'ont sûrement jamais vu une machine semblable, elle doit avoir à leurs yeux un aspect diabolique.
Daniel poursuit sa route sur la piste. Après quelques chutes sans conséquences, il croise un Targui accompagné de bourricots portant des guerbas d'eau. Ils échangent par gestes pour se comprendre, et Daniel sort de sa poche des piécettes trouées. Mais il doit vite déchanter, l'eau des guerbas est boueuse et puante, et il renonce, préférant boire dans son propre bidon.
Des gazelles sautent de place en place autour de lui. Il voudrait rouler encore, mais le soleil s'approche de l'horizon, la nuit va vite arriver. Il aperçoit au loin la balise 19, son premier point de ravitaillement
Il l'atteint à 18h30 et coupe les gaz.
Il a parcouru 190 km ce premier jour.
Une fois son moteur éteint, il est cerné par le silence. Ce silence si particulier du désert. La brousse semée d'épineux est toujours la même autour de lui depuis le matin. Mais enfin la température baisse et devient agréable. Daniel profite des dernières lueurs du jour pour faire le plein de ses réservoirs, et découvre que son dîner a été visité. Le papier qui entoure son paquet de dattes a été mâché et les fruits attaquées par les grosses fourmis et les mouches de sable.
Il prend un crayon pour griffonner sur le toit de la balise à l'attention du docteur Malachowski : « Passé le 17 à 18h30, pris essence – il y a du rabiot – Orel le prendra si besoin – bouteille d'eau bien conservée – dattes goûtées par insectes – tout va bien – 21 kilomètres de moyenne. Douard, Daniel ».
Il mange une douzaine de dattes et quelques morceaux de sucre et soudain la nuit est là, immense, sereine, absolue. Et lui est seul au milieu de cette nuit. Les yeux levés au ciel, il ne voit que cette lune magnifique au milieu d'un ciel velouté d'un bleu profond, infini. Les rayons de lune jouent sur les épineux, leur donnant des allures de fantômes.
La respiration de Daniel se fait plus calme encore. Le silence absolu du Sahara fait cet effet. Il fait naître le besoin d'effacer tout bruit pour entrer en harmonie avec l'immensité qui baigne le voyageur. Tout bruit inutile, tout bavardage, semble déplacé. Cette atmosphère incite au recueillement, à la spiritualité, à l'introspection.
A gestes lents, Daniel étale sa couverture sur le sable uni. Mais cette immensité silencieuse qui l'engloutit fait fuir le sommeil malgré la fatigue. Perdu dans cette solitude, il a une pensée nostalgique pour ses parents, qui doivent dormir sereinement à l'abri du clocher d'Auvilliers. Il leur a écrit de Gao, la lettre partira par avion. Mais maintenant, il ne pourra plus leur donner aucune nouvelle jusqu'à son arrivée. Daniel chasse ses idées mélancoliques et s'enroule dans sa couverture. Avant de pousser une exclamation de dépit. Les crams-crams, ces petites herbes sèches qui recouvrent le sable de la brousse soudanaise, se sont agglutinés sur sa couverture, et lui piquent le visage et les mains. Il dort mal, s'agite, se retourne. Quelque part dans ses rêves rôdent les Touaregs, les hyènes, les chacals. Et très vite un long cri plaintif le réveille en sursaut.
A quelques dizaines de mètres, deux yeux brillent dans la nuit, et le regardent fixement. Une hyène. Daniel se fige, à peine si un souffle sort de sa bouche. Immobile, il attend. Et recommence à respirer quand la hyène s'éloigne enfin. Impossible de se rendormir après ça. Il décide brusquement d'essayer de passer la nuit sur le haut de la balise, pour avoir un sentiment de sécurité même fragile. Mais les tôles lui tailladent les côtes, aucune position ne convient.
Il redescend sur le sable, et, épuisé, s'endort enfin.
j'ai vraiment l'impression de voyager, quelle évasion!, merci!!!
· Il y a environ 9 ans ·mylou32
Première journée/nuitée déjà épuisante ! Super tous les détails !
· Il y a environ 9 ans ·fionavanessa
Oh et puis à nous parler de dattes, comme ça, tu vas nous mettre l'eau à la bouche !! ;-)
· Il y a environ 9 ans ·fionavanessa
;))) je n'aime pas ça, c'est quand même un comble !!! ;)))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Oh mais moi j'adooooore !!!
· Il y a environ 9 ans ·fionavanessa
:))) ça tombe bien, il n'a pas fini d'en manger !! :))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Toujours aussi dépaysant ! Merci Carouille de nous emmener en voyage :-)
· Il y a environ 9 ans ·Yeza Ahem
De rien ;) Merci de me suivre ;)
· Il y a environ 9 ans ·carouille
C'est un réel plaisir !
· Il y a environ 9 ans ·Yeza Ahem
Ca donne trop envie... Sans les hyènes bien sûr. Quel beau voyage tu nous fais vivre là !
· Il y a environ 9 ans ·chloe-n
Figure toi que c'est ce que je me dis de plus en plus au fil de l'écriture...Je crois que si ça continue, je vais vraiment essayer de partir et faire cette traversée sur les traces de Daniel ... Je mettrai une annonce sur wlw, on fera le voyage tous ensemble !!! ;))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
chiche ??? En tous cas, ça ferait un très beau livre, avec des photos d'époque et celles de maintenant
· Il y a environ 9 ans ·chloe-n
Oui !! Je me contente pour l'instant de mettre les photos d'époque pour illustrer les épisodes mais...Oui, il faut absolument faire le voyage nous mêmes pour rajouter les vraies photos des paysages !! Euh... tu sais que la dernière fois que tu m'as dit "chiche", ça s'est terminé devant une crêpe au nutella !!?? ça sent le sable, ce défi-là !!! ;))))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Oui je sais. On remplacera les crêpes par un tajine. Par contre, il faudra prévoir des liiiiitres de thé à la menthe
· Il y a environ 9 ans ·chloe-n
;)))) on en boira avec les Touaregs, et ce sera le meilleur thé du monde ;)))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Jamais passé une nuit dans le désert mais ça donne envie de vivre ça, à être tout petit au milieu de cette immensité.
· Il y a environ 9 ans ·Par contre quelle galère cela a du être que d'avancer dans ce sable enlisant et se relever encore et encore ... T'écris toujours aussi bien Carouille ! Tu dois être une Touareg !
erge
C'est vrai que le bleu me va très bien au teint !! ;)))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Ça te change du rouge :)
· Il y a environ 9 ans ·erge
;))))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Joli récit, on se laisse embarquer, le plus difficile est à venir pour ton héros !!
· Il y a environ 9 ans ·marielesmots
Merci Marie ;) oui, effectivement, le pire est à venir, mais chut ! Je travaille dessus ;))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Passionnant. Belle écriture et un témoignage magnifique que tu fais là un réel plaisir à lire :)
· Il y a environ 9 ans ·ade
Merci ma Ade :)) moi qui voulait simplement raconter cette aventure à grands traits je me laisse prendre au piège des dunes de sable qui s'étendent à perte de vue :) du coup je ne sais pas encore combien d'épisodes prendra cette aventure, je découvre chaque jour de nouveaux paysages :))))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Et tu me fais voyager et cela fait un bien fou ! Ecris écris encore et encore !!
· Il y a environ 9 ans ·ade
Promis ;)) je ne vais quand même pas te planter là au milieu du désert !!;))
· Il y a environ 9 ans ·carouille