Séquoia

petisaintleu

Je ne suis rien. La magnétosphère me protège du vent solaire à dix mille kilomètres. Les entrailles de ma mère nourricière grouillent d'une vie qui, par ses décillions d'individus, me rend humble. Leur travail de décomposition et de putréfaction contribue à mon élévation. Ne pensez pas que je sois immobile. Simplement, je ne fais guère de différence entre l'angström et l'année-lumière. Le temps est mon ami. Des milliers de dynasties de rotifères, de nématodes et d'acariens ont patiemment préparé le terrain.

Vous savez, la nature, ce n'est pas la jungle. Le loup qui prend son dû, tout le monde le comprend instinctivement. À mon échelle, ne prélève-je pas ma quote-part ? Le cadavre d'un renard ou d'un rongeur vient également, avec moins d'impatience, irriguer ma sève. Quand je perçois des oursons se rouler et se chamailler à mes pieds, j'ai pleinement conscience de l'harmonie instauré au fil des saisons. Un langage universel existe. Aux âges anciens, nous étions les mêmes. Une unique cellule matricielle muta. Nous avons tous conservé un dialecte commun, assez subtil pour distinguer le rôle de chacun et préserver l'équilibre.

Quelquefois, des événements exogènes viennent me perturber. Je ne parle pas du feu car je m'en défends par mon écorce fibreuse. L'hiver, l'épais manteau neigeux enveloppe mes jeunes pousses. Les sols gardent encore les balafres d'événements titanesques. Les plus léviathaniques des géants zigzaguèrent avant d'être anéantis à jamais. Nous, nous lovâmes notre descendance à l'abri de nos téguments. Ainsi, quand les cieux s'éclaircirent, nous reprîmes la voie des cimes.

Les étoiles qui s'écrasèrent sur nous n'étaient qu'un grain de sable à l'échelle géologique. Tout rentra dans l'ordre en à peine dix millions d'années. L'évolution reprit son cours au gré des mitoses. La diversité se remit à foisonner, étendant ses branches en une infinité de directions. Elle créa des alliances, me mariant symbiotiquement avec des champignons qui m'apportèrent le phosphore et le nitrate en échange des sucres issus de ma photosynthèse.

L'aire de répartition du séquoia géant est une étroite bande littorale en Californie, coincée sur une côte d'environ trois-cents kilomètres entre l'océan Pacifique et la Sierra Nevada. Un spécimen fut découvert en 1852 à Calaveras Grove. On peut toujours l'admirer ; du moins, ce qu'il en reste. Abattu dès l'année suivante une unique souche subsiste. À la fin du dix-neuvième siècle, soit une vingtaine d'années précédant la disparition d'Ishi, le dernier indien « sauvage », survivant des Yahis, le gouvernement américain fit preuve d'une grande sagesse en créant les premiers parcs nationaux.

En 2022, il était évident que la faille de San Andreas ne tarderait pas à refaire parler d'elle. De plus, Los Angeles manquait cruellement d'eau. Mono Lake se retrouvait à sec quatre mois par an. Les émeutes devenaient ingérables. Après de longues discussions, les spécialistes s'accordèrent sur un seul endroit propice à accueillir les vingt millions d'habitants des régions de San Francisco et de LA.

Le Sequoia and Kings Canyons park étaient équidistants des deux agglomérations. Située loin des zones sismiques, la région possédait de nombreuses réserves aquifères. Les bonnes intentions écologiques de 2015 du congrès de Paris étaient déjà oubliées.

Quand on intima l'ordre à Jack et à son équipe d'en finir avec la dernière centaine d'hectares, tous pleurèrent à chaudes larmes et refusèrent. Être un bûcheron ne signifie pas que l'on soit un sylvipathe. Cependant, de nouvelles règles martiales avaient été instaurées, une sorte de Patriot Act qui décrétait que toute opposition serait immédiatement punie de mort. On regagnait les vieux réflexes de la ruée vers l'or, mais ils résistèrent.

Les juges privilégièrent comme châtiment la loi du talion. Le plus dur fut de les lyncher sur une branche du General Sherman qui culmine à quatre-vingt-cinq mètres, histoire qu'ils prennent un peu de hauteur.

Les derniers séquoias ne leur survirèrent guère plus de deux mois.

  • Magistral. Le sequoia a la douceur harmonieuse d'un Ancien. Plus dure en est la chute. Magnifique.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • Plus jamais je ne considérerai l'acarien comme un sale petit monstre allergisant qui me pourrissait les nuits gamine ! Promis !
    Splendeur de la nature, majesté du Séquoia, et petitesse mesquine qui prévaut au sein de l'humanité... Je lisais récemment une petite histoire où les arbres mutent, se transforment et indiquent gentiment la sortie à une humanité moribonde...

    · Il y a plus de 9 ans ·
    487511 106400149549271 776940541 n

    breinmilliner

    • J'avais vu un reportage. Il semblerait que les plantes communiquent entre elles par la magie de la chimie. Il en est de même chez les oiseaux. Quelle que soit l'espèce, il y a un chant commun d'alerte.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

  • Un écrit de haute volée !! bravo !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    W

    marielesmots

  • "C'est quoi çà? Le séquoia du Stanley Park de Vancouver menacé d'extinction ? A d'autres Monsieur Géo Trouvetout''.
    C'est pas pour dire, je te trouve ...culminant en ce moment Petisaintleu. J'adore quand tu te prends pour un homme tronc.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    479860267

    erge

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