Soif…

nyckie-alause

L'épicière m'a tendu des gobelets jetables imbriqués les uns dans les autres jusqu'à disparition de leur transparence. Dix ou douze, il y en a au moins dix. « Vous en aurez besoin me dit-elle. Quand « Ils » vont voir que vous portez deux bouteilles d'eau, fraîche en plus, « Ils » ne pourront pas résister au besoin de quémander ».

J'hésite à lui demander qui « Ils » sont et un sac de papier. Et « basta » me dis-je, je peux courir le risque de devoir partager. Dans ma poche les timbales font un renflement de fruit, la pomme ou la poire que j'emportais pour l'école et que je partageais. Avant, il faisait moins chaud avant. Je pouvais m'arrêter un instant sous les arbres, avant. Aujourd'hui impossible de retrouver cette sensation des anciens après-midi d'été, ces heures où la pluie avait levé une chaleur humide comme une brume, une humidité que le moindre souffle de vent transformait en lambeaux de fraîcheur.

Le vent n'a plus aucun de ces mérites aujourd'hui. Il est tellement chaud qu'il semble chargé de poussière et de sable. Les bords des feuilles brunissent et deviennent cassants, des ourlets de papier. Les tilleuls de l'allée baissent les bras, dispersant à leurs pieds des nuées de feuilles craquantes qu'une simple étincelle enflammerait. L'idée me traverse qu'une telle attitude de la part de ces centenaires est suicidaire. Comme s'ils avaient le choix ? Pas du tout. La municipalité a coupé l'alimentation des fontaines disant à la population que de choix il n'y en a plus, que désormais il faudra attendre la pluie.

A la suite de cette déclaration les épiciers se sont donné le mot «  une bouteille par personne et par jour. Il n'est pas loin le temps où les autorités nous fourniront des cartes de rationnement — sinistre souvenir, triste réitération — il n'est plus très loin.

Aujourd'hui j'ai une jupe verte et fluide comme un lit de rivière et je porte une chemise ample blanche avec de grandes poches. Mon sac à dos ballote entre mes épaules et l'évaporation de ma sueur aura ce soir laissé des auréoles salées que je brosserai pour les faire disparaitre. Sauf bien entendu si je peux récupérer l'eau de lavage de la salade. 

« Choisissons un ordre logique pour une utilisation rationnelle de ce qu'il nous reste. » est une phrase que l'on trouve sur tous les abribus, et d'autres coins d'ombre.

Aux abords de la place « Ils » sont installés sur les marches des portes cochères, contre les façades, à l'ombre des balcons. « Ils » ne sont que de jeunes gens. Certains fument alors que d'autre ne font rien. Ils étaient silencieux avant de me remarquer, moi et mes deux bouteilles d'eau. Mon arrivée provoque des murmures.

Une fille rousse se lève et me sourit. Elle n'approche pas, non, elle attend que mes pas me ramènent naturellement vers l'ombre du bâtiment, vers elle. Elle frotte ses mains pour en chasser la poussière blanche du mur sur lequel elle était appuyée. « Vous avez de l'eau ? » me demande-t-elle. 

Dois-je nier l'évidence ? Une bouteille glissante dans chaque main, que la température de l'eau a poudré de perles de condensation. Je tends la bouteille comme un trophée et quand elle l'effleure la jeune femme ne peut retenir une exclamation de plaisir. Des regards brûlants s'ajoutant aux bruissements des murmures se tournent vers nous. Les corps se déplient, se déploient en craquements de squelettes de papier, s'approchent. 

Je pose la bouteille entre mes pieds sous les regards envieux qui bientôt m'encerclent.

Sortir les timbales. Un grincement à chaque extraction de l'empilement et la fille rousse qui dit « madame, je vais vous aider ». 

Elle fait le tour de l'assemblée réunie autour de nous et distribue les verres en  plastique que chaque participant prend garde de ne pas trop serrer de ses mains impatientes. 

Un nuage improbable et fugace cache l'éblouissement d'un soleil blanc, atomique. Un soupir de soulagement s'échappe des poitrines et pourtant chacun sait que ça ne dure jamais plus d'un instant. 

Le bouchon de plastique bleu tente une résistance. Il n'en est pas question, je ne peux faire le chemin en arrière, je dois y parvenir ! Déjà je sens comme une vague d'exaspération. Enfin ! j'arrive à mes fins. J'en vois un ou deux qui sourient du jeu de mot tout en laissant leur bras tendu vers la bouteille. 

La rousse a gardé deux timbales et reste à mes côtés comme pour me protéger d'un danger qui pour l'instant reste inexistant. mais que sera demain ? … Je ne peux le dire.

Le bruit de l'eau que je verse à chacun illumine les visages de ces statues de sel d'un sourire d'humanité. Aucun ne fait mine de boire. Ce n'est qu'après avoir servi les derniers verres qui nous sont destinés que la jeune femme et moi, suivies dans un même élan par tous, nous levons notre verre vers le soleil réapparu et disons « merci ! » avant de porter le verre à nos lèvres et boire, boire  lentement, très lentement. 

Je dois partir, dis-je. Un homme que je n'avais pas remarqué fait le tour de l'assemblée pour récupérer les timbales. Puis-je les garder demande-t-il, puis-je ? Nous pourrions avoir l'occasion de les réutiliser avant ce soir.

Déjà je pense à l'ailleurs, au trajet à suivre pour arriver à l'heure. Je ne dois pas tarder sinon l'eau de la dernière bouteille sera chaude.

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