Soleil (vert)
o-negatif
Parfois, à l'école, le jour de la rentrée en général, vous ouvrez vos cahiers neufs, dans le calme, vous écrivez la date du jour sur la première page et vous racontez vos vacances.
Pas dans mon école.
Dans mon école, j'ai entendu dire qu'il y a des d'enfants si pauvres qu'ils n'ont même pas assez de bagages pour partir à l'autre bout de la rue. Marco Santos par exemple, mon ami portugais, habite à l'année dans une caravane. Je dis mon ami même s'il cherche souvent à me pousser au racisme, en traitant ma mère de pute. Je crois que c'est de l'humour de son pays, alors sans rancune.
En tout cas, à cause de tous ces enfants du tiers monde qui sont inscrits chez nous, les rédactions où vous devez raconter vos vacances sont interdites par décret. Je trouve ça injuste car on passe parfois de meilleures vacances dans une caravane, même sans pneus (il suffit d'avoir un bon ventilateur), que sur la Côte d'Azur, si tu te fais attaquer par un nuage de frelons (ou que ton père meurt noyé). Ça dépend. Donc,j'aimerais bien raconter mes vacances, ou plutôt, quelque chose qui m'est arrivé pendant les vacances, et qui a failli gâcher ma jeunesse. Encore heureux que c'est pas pour l'école car c'est une histoire très vulgaire, dans laquelle je serai obligé d'utiliser des mots tels salope, Ricard, kyste,chimiothérapie, et beaucoup de fois gueule. En plus, c'est triste. A l'école, tu ne peux pas raconter de choses tristes. Ou alors des poèmes, à la limite. Mais ils sont pas tristes triste. Ils sont juste craignos.
Soleil (vert)
Sous-titre : Fifi-fifti
Ce devoir d'expression écrite est dédié à la reine noire.
Courant du mois de juillet 1989.
Je ne me souviens pas le jour. Matthieu dit que c'est à cause du traumatisme.
Je lui ai demandé ce qu'il voulait dire par là, traumatisme, mais je suis tombé de mon vélo,au même moment, et il a fallu me faire des points. C'est la deuxième fois que j'ai des points. Huit, en tout.
Chapitre Un.
Papa conduisait notre voiture, une Fiat Tipo, qui est une marque italienne assez connue dans le milieu de la bagnole de sport. On roulait à cent, cent vingt. Notre voiture,toutes options confondues, était vendue avec des ceintures de sécurité, même à l'arrière. Mais j'ai pas trouvé la mienne. Je voulais être sûr, à cause d'un accident si vite arrivé. D'habitude, on roule à quatre-vingt de moyenne générale. Si on fonce dans un arbre, je pense que je vais me mettre en boule et invoquer la princesse Athéna, sainte patronne des chevaliers du Zodiaque (j'ai la chance d'être Sagittaire). Ma mère est assise à la place du mort, alors qu'elle va bien merci. Elle est même enceinte, tellement elle a la pèche. Elle ne porte pas sa ceinture de sécurité non plus, pour éviter d'étouffer ma petite sœur, quidevrait pas tarder, par voix basse, comme dit le médecin quis'occupe uniquement de ce genre de problèmes. Papa, champion, appuiesur le champignon et double dans les ronds points pour des raisons decolère ancestrale. Il passe les vitesses sans arrêt. Il a desproblèmes dans ses rapports. Papa pilote comme un chien enragéparce qu'on doit se pointer sans faute à un apéro, et que sa sœur,Claude, qui est ma marraine, et qui me sert de deuxième prénom, estinvitée elle aussi. Avec son mari Eric, bien gratiné également.
Si je la voyais en train de creverau bord de la route, la gueule ouverte, je jure sur la têted'Arnaud que je ne m'arrêterais pas.
Arnaud, vous l'avez devant vous. Monpère jure toujours sur ma tête, quand il fait des révélationssensationnelles. Je suis fils unique, ce qui explique très biencela. J'aimerais mieux qu'il jure sur la tête de quelqu'un d'autrepour changer, et c'est pourquoi je suis content de devenir bientôtgrand frère.
Digression numéro 1 : j'aicommencé à raconter cette histoire au passé, mais je continue auprésent, pour des raisons de grammaire craignos.
Maman demande à mon père d'arrêterde dire des saloperies devant moi. Elle dit aussi qu'on est en retardà l'apéro. Et qu'on roule beaucoup trop vite, ce qui estcontradictoire mais passons.
Définition numéro 1 : L'apéroest un événement hebdomadaire au cours duquel les adultes boiventpas mal de Ricard et fument un certain nombre de cigarettes au salon(ou sur la terrasse), pendant que nous, les gosses, faisons ce quinous passe par la tête dans une autre pièce (ou dans le jardin).J'adore les apéros, personnellement, à cause de la liberté, desolives, des petits morceaux de fromages servis dans des coupelles,des différentes variétés de chips et tout ce qui fait un repassans histoires. J'adore pareillement, à cause de la paix royalequ'on nous fout, du moment que personne ne se mette à saigner dunez, ou à renverser du Ricard.
L'apéro de ce soir , c'est chezChristine.
Même si je l'aime beaucoup, je ne peuxpas mentir plus longtemps : Christine est institutrice. Elle a descheveux rouges coupés très courts, presque en brosse, un peu commeJeanne Mas, une chanteuse qui nous rabâche les oreilles. J'ai aussiune coupe en brosse. Je partage donc avec Christine un sacré sens del'humour, mais surtout, elle me parle comme si j'étais quelqu'un.J'aurais voulu qu'elle soit mon institutrice officielle mais nousn'avons pas eu cette chance, elle et moi.
Flash-back : « Si je lavoyais en train de crever au bord de la route, la gueule ouverte, jejure sur la tête d'Arnaud que je ne m'arrêterais pas ».
Je m'ennuie, enbagnole. J'imagine ce que ferait mon père s'il me voyait au bord dela route, en tant que fils unique, avec mon vélo épave et ma gueuleen sang (peut être aussi de nouveaux points de suture (je voudraispasser la barre des dix et obtenir un badge)). Est-ce qu'ilfreinerait pour me foutre dans le coffre et me faire l'honneur despremiers secours ? S'il a décidé de ne pas s'arrêter pour sapropre sœur, comment je peux savoir dur comme fer qu'il acceptera depourrir sa moyenne pour moi ?
Claude et mon pèrese connaissent depuis plus longtemps, si on réfléchit. Et onréfléchit, quand on s'ennuie en voiture.
Quand papa a ditcette phrase que j'ai encore du mal à écrire sans rigoler toutseul, on passait devant un château d'eau. Dans une bonne rédaction(quatorze sur vingt), il faut mettre le paquet sur les sentimentsavec des mots tels que douleur sourde, contrition ounerfs en pelote. Mais je ne connais pas le mot pour monsentiments exact, au moment où j'ai entendu cette déclaration denon assistance. Je sais juste qu'on passait devant un château d'eau.Un jour j'irai au pied du château d'eau et je ferai une prièreindienne.
Définition numéro 2 : Pourréaliser une bonne prière indienne, il faut un morceau de papier,un stylo et des cailloux. Vous écrivez ce qui vous fait peur sur lemorceau de papier, et vous le cachez sous un tas de cailloux, enforme de pyramide si possible. Pas besoin de danser sur place oufumer le pemmican. Au bout d'un certain temps, il se passe que vousn'avez plus du tout peur de votre secret. Papi Marcel, qui m'aenseigné cette technique, a dit que si on lisait tous les morceauxde papier sous tous les tas de cailloux de toutes les prièresindiennes du monde (ce qui est interdit par décret), on trouveraitla mort partout. Au moins neuf fois sur dix. Moi, je suis trop jeunepour avoir peur de la mort mais il paraît que ça viendra. Il nefaut pas que je m'inquiète, surtout.
Digression numéro 2 : J'aimeles indiens presque autant que les pilotes de chasse. Ce qu'il fautbien comprendre avec les pilotes de chasse, c'est qu'ils portent degrosses lunettes de soleil et frôlent la tour de contrôle en semarrant, au volant de leur MIG 27, parce qu'ils imaginent lecommandant, bien planqué derrière ses radars, en train de renverserson café sur son uniforme. A cause des vibrations.Ils me tuent, ces mecs.
Comme je connais maintenant par cœurles motifs du tissu qui recouvre l'appui tête avant, je regarde parla fenêtre de la Fiat, pour changer. Je fais le serment comanche dene jamais parler comme ça de ma petite sœur : la gueule ouverte ettout. Quoi qu'il arrive. C'est peut-être plus facile tant que lespetites sœurs sont intra-utérines, et qu'elles ne sont pas encoredevenues des folles furieuses, comme Claude.
Ma tante Claude estdirectrice d'école maternelle, ce qui est le record familial. Monpère, par exemple, est sous officier de l'armée de terre et il n'apas encore connu la guerre. Ma mère est vendeuse de vêtements,parce qu'on s'en sort pas. Claude détient aussi le record de la plusgrosse fumeuse, à ma connaissance. Elle est complètement dans ledénis du cancer du poumon. Mon père dit qu'elle fume égalementsous la douche, mais je ne peux pas le prouver. Elle a une voix defumeuse senior, comme Hal, l'ordinateur de 2001, l'Odyssée del'Espace, un film que m'a recommandé Matthieu mais sans succès.Elle enchaîne les longues cigarettes, qu'elle pioche dans despaquets dorés (les clopes les plus chères du monde, à peu près).En plus d'être directrice, elle fait la classe aux grandes sectionsde l'école maternelle. Elle a une réputation qui va jusqu'àZanzibar. Il y a des élèves de Claude qui ont perdu tous leurscheveux du jour au lendemain, quand on leur a annoncé qu'ilsallaient partir en classe verte pendant une semaine non stop. Quandils arrivent au cours préparatoire, les élèves de ma tante Clauden'ont pas du tout peur de la lecture, ou des tables demultiplication. C'est des gosses comme John Rambo, dans Rambo 1,quand il revient du Vietnam. Ces des gamins qui ne jouent jamais àla marelle et boivent leur pisse en cachette dans les toilettes. Illeur faudrait une putain de guerre (à mon père aussi).
Claude ne ratejamais une bonne occasion d'insulter son compatriote. C'est quelqu'unqui pourrait vivre des années dans un embouteillage, par exemple.C'est encore à cause d'elle que j'ai appris que Madame Cazenave, moninstitutrice de CE1, était une putain de la pire espèce. Jedis pas le contraire, attention, mais quand même, c'est vache.
Enfin, la coupe decheveux de Claude a mal tourné. Ça ressemble à une perruque deNancy Reagan, fabriquée par un stagiaire, sauf que c'est sescheveux. Il faudrait tout couper et recommencer à zéro, grâce àla chimiothérapie pourquoi pas (comme dit souvent papa, de bonnehumeur, en se resservant des lasagnes), mais même le cancer n'osepas s'attaquer à elle.
Maman dit qu'il y abeaucoup de gens seuls dans ce monde, et c'est vrai. Mais ce qui rendles choses encore plus tristes, c'est que Claude est mariée. Eric,l'heureux élu, détient haut la main le record de la personne laplus diabolique de mon entourage. D'abord, il a cette bosse sur lefront, pas parce qu'il s'est cogné, mais plutôt définitive, commeune corne. Quelque chose voudrait bien sortir, sous son crane. Jem'oblige globalement à ne pas fixer son kyste, par politesse (unpeu) et parce que c'est dégueulasse (surtout). Parfois, je n'yarrive pas, à cause de la fascination. Eric est moustachu denaissance. Il passe sans arrêt sa langue sur sa moustache et çafait chat de gouttière. Il a trois fusils de chasse, posés sur desprésentoirs, dans son salon. Les fusils sont chargés en bonne etdue forme, et à portée de main. Si on manque de respect à Eric,ou à un de ses chiens, il attrape une carabine auhasard et vise femmes et enfants à proximité, en cas d'apéro parexemple. Finalement, on ne se sent jamais en sécurité avec lui. Onest toujours sur le point de battre le record du monde du centmètres, détenu par Ben Johnson, en neuf secondes etsoixante-dix-neuf centièmes (sous stéroïdes anabolisants).
Digression numéro 3 : J'adorel'athlétisme. Le saut à la perche, surtout.
Quand il me prenden flagrant des lits, à regarder sa corne, à cause de lafascination, Eric me demande : Tu veux toucher ? Ça teplaît ? Vas-y, touche, merdeux. Je te coupe la main, si tut'approches. C'est douze salopards à lui tout seul, ce mec.Quand il s'endort sur le canapé, puant le Ricard, je suis à deuxdoigts de chercher un marteau au garage, m'approcher comme un sioux,et lui enfoncer sa corne dans la tête. C'est ce qu'on appelle lachirurgie esthétique .
Digression numéro 4 :Chirurgien esthétique est un métier d'avenir, selon maman.
Pour résumer,Claude et Eric sont un couple très cocasse. Il faudrait que jevérifie dans le dictionnaire mais en gros, ils sont cocasses.Ils passent leur dimanche à s'engueuler, entre eux ou avec lesvoisins, à décrocher les fusils pour voir, ou dire du mal de tousles gens qu'ils connaissent. Je ne crois pas qu'ils se sont déjàembrassés. Ils se sont sûrement connus pendant une bagarred'ivrognes, ou au cours d'un combat de chiens.
La raison pourlaquelle j'écris une bibliographie de Claude et Eric, c'est parcequ'ils sont invités également à l'apéro de Christine, ce soir.Mon père conduit dans le plus grand silence, ressentant unedouleur sourde, alors qu'on est plus qu'à deux bornes.
Chapitre deux.
Il y a beaucoup degamins de ma connaissance, et nous sommes tous en slip, rassemblésen tas dans une chambre à coucher. L'apéro classique. Si noussommes en slip, c'est à cause du catch.
Le catch est unsport qui exige le port du slip et nous respectons ces valeurs. Monmeilleur ami, Matthieu, se tient debout sur la troisième corde,c'est à dire perché sur la commode, montrant son coude au public ;public composé d'enfants plus jeunes, eux aussi en slip. Je faissemblant d'être à la ramasse, couché sur le lit, sauf que j'ai unplan : éviter au dernier moment la descente du coude deMatthieu et lui réserver dans la foulée une prise de soumission. Mabotte secrète. Au catch, je suis un orphelin du bloc soviétique ditURSS, fils d'un pilote de chasse victime d'autisme et d'une mèreindienne, par alliance. Mon père est mort en frôlant de trop prèsune tour de contrôle, pour déconner. Ma mère, Yakari, s'est jetéed'un château d'eau , m'abandonnant aux mains expertes d'ungouvernement collectiviste. On m'a appris à devenir une bête deguerre. Je peux ôter la vie à n'importe qui, n'importe quand, arméd'un coupe-ongles, si je me mets vraiment en colère. Heureusement,grâce à la sagesse indienne héritée de ma mère, je fais preuved'un grand recul sur les saloperies de l'existence, pour mon âge. Jen'ai donc causé la mort que d'une demi douzaine de personnes, à cejour, sur le ring ou en dehors. Je compte pas les animaux.
Matthieu atterritsur le lit en défonçant la moitié des lattes, comme c'est lacoutume. J'ai à peine le temps de rouler sur le côté et d'attraperson bras gauche, que je fais passer en un éclair derrière son dos.Ça s'appelle une clef, c'est une prise de soumission et ça fait unmal de chien. Botte secrète. Matthieu ne s'attendait pas à ce queje reprenne conscience si vite. C'est un bon coup de théâtre. Ilest comme un con. J'appuie avec mon genoux, sur son dos, enattendant qu'il abandonne. Il crie Mon bras, mon bras et c'estbien la question, effectivement.S'il résiste, je n'aurais pas lechoix : je devrais lui péter en deux son bras, son bras.C'est à ce moment là que je me déconcentre. J'ai la ceinturemondiale dans la poche, mais je peut surtout entendre les voix,depuis le salon. La voix de mon père et celle de Claude, on lesentend cinq sur cinq, alors qu'on est regroupés à l'autre bout dela maison. Ils hurlent l'un sur l'autre ; puis plus rien pendantun moment (je resserre ma prise de soumission) ; puis deshurlements, et des mots comme je vous disais tout à l'heure,toujours les mêmes. Ça sent pas bon mais Matthieu en profite pourattraper la lampe de chevet, et me frapper avec, à l'aveugle, pardessus son épaule gauche. C'est son genre, les coups bas.
Digression numéro 4 : Il y aquinze jours, on se fritait au bord de l'étang municipal. Matthieum'a aveuglé en me jetant une grosse poignée de sable dans les yeux.J'ai fait une infection oculaire, parce que le sable était demauvaise qualité. Le médecin nous a appris que les chiens fontleurs besoins n'importe où, de nos jours.
Bref, Matthieuc'est le roi des coups tordus, et il n'hésite pas à se servir deschaises de jardin, ou des lampes de chevet. Le public adore. J'enprends plein la tête mais je tiens bon ma prise. L'issue du combatest incertaine. C'est fifti-fifti. Je commence à en avoir marre desenfoirades de mon meilleur ami. Je m'apprête à le tuer de mesmains. C'est à ce moment précis que je sens qu'on m'agrippe, parderrière en plus.
Ma mère.
Pas Yakari, la vraie.
Elle a déjà regroupé mes fringues etelle me demande de me rhabiller en deux secondes, car on s'en va.
Pour une fois que c'est l'apéro etqu'on nous fout la paix, merci beaucoup. Je n'ai mangé qu'unedizaine d'olives et les autres gamins en slip n'ont pas l'air dedevoir partir, eux. C'est quoi ce bordel ?je demandepresque à ma mère. Mais quand je vois sa tête d'enterrement, je medis qu'il y a quand même mort d'homme quelque part et je m'habillesans être une plaie. On passe forcément par le salon où lesadultes font de leur mieux pour être bourrés. Papa est debout, ledos contre un mur. Il est trop loin des chips alors il se ronge lesongles. Ma tante Claude est assise dans le plus beau fauteuil de lapièce, en tant que directrice et responsable d'enfants chauves. Ellen'arrête pas de gueuler sur mon père en particulier, en faisant detemps en temps des concours de cul sec, toute seule, et en finissantles cigarettes de tout le monde. Ce qu'elle dit à mon père, je neveux pas l'écrire ici, car j'aimerais bien oublier un jour, si çavous dérange pas. Papa ne répond pas aux insultes. C'est lemeilleur moyen de passer pour une couille molle, croyez-moi :comme quand Marco Santos me traite de fils de pute et que je répondsAh ah, t'es un marrant Marco, et si on faisait un petit foot ?Parce que j'ai peur de lavengeance portugaise.
Digression numéro 5: Tout le mondesait que les portugais ont un couteau planqué quelque part. Je nesuis pas raciste mais c'est vrai qu'ils me foutent la trouille. Jesais que je suis pas raciste parce que j'ai pleuré quand M. Greinernous a montré le film Le Procès de Nuremberg, avec tous ces pauvresjuifs qui prenaient le train à bestiaux et finissaient en tas, avecla peau sur les os. J'ai pleuré sincèrement.
Papa devraitrappeler à Claude que si elle était au bord de la route, la gueuleouverte, il ne s'arrêterait pas avec la Fiat Tipo pour les soinsd'urgence. Ça la calmerait un peu. Mais il continue à se boufferles doigts et ce n'est pas impressionnant. Même moi, je me bouffeles doigts si je veux. Eric, le mari de Claude, a l'air de biens'amuser, à voir mon père être une couille molle en public. Jeregarde vite fait si je vois un fusil accroché quelque part mais çava, Christine n'a jamais chassé le faisan de toute sa carrièred'institutrice. Elle ne peut pas non plus envoyer tout le monde aucoin, malheureusement. Elle va du salon à la cuisine, en portant deschoses qui pourraient très bien rester là, et en s'arrachant descheveux rouges. Elle est en plein contrition, à ce que je vois.
Maman et moi, onbouge pas, on est juste dans l'entrée, en attendant que papa termineses doigts ou je sais pas quoi. Dans la chambre des gosses, Matthieudoit faire le drôle avec sa ceinture en carton, l'enfoiré. Auprochain apéro, je vais arriver dans un sacrée condition physique.Et on verra bien. Papa ramasse sa veste et cherche les clefs de laTipo sur la table. Claude continue à le démoraliser juste parcequ'il n'a pas passé le concours d'officier. C'est vrai, c'est faux,moi je sais pas. Papa n'a pas la niaque mais je sais qu'avec lui,tant va la cruche à l'eau. Donc, je reste prudent. Il a la main surses clefs et il ne bouge plus du tout, penché en avant, je diraissept secondes. Sans prévenir personne, il attrape un verre auhasard et le balance sur ma tante. Claude se met à hurler. Elletient son visage comme une grande brûlée. Elle vérifie que toutest à sa place, à peu près, en hurlant son agonie. Je me demandesi quelqu'un était en train de boire de l'huile bouillante, ou ducoca, mais c'est juste que sa coupe de cheveux est foutue, encorepire que d'habitude. Ça la bousille complètement. Sur ce nouveaucoup de théâtre, nous partons (justice est faite), tous les trois,plus ma sœur dans le ventre, loin des olives anchoitées et desApéricubes.
J'ai ce qu'onappelle un mauvais pressentiment indien. Ça m'étonnerait qu'onarrive à la Fiat sans coup bas. Je repense à la corne d'Eric etj'ai les jambes en mousse.
Digressionnuméro 5 : Parfois, je rêve que je suis dans une fêteforaine et que je joue à ces machines où des espèces de râteauxpoussent des pièces qui dégringolent de temps en temps, mais jamaisles montres digitales.
Définition numéro 5 :(Chercher dans le dictionnaire le nom exact de ces machines à lacon).
Digression numéro 5 (suite etfin) : Au bout de quelques minutes de rêve, je donne un grandcoup de pied dans la machine, et c'est pas une montre digitale quitombe, mais deux jambes en mousse. Quand les forains (qui ont tous uncouteau planqué quelque part aussi) me prennent en flagrant des litsde vandalisme, je prends la fuite. Alors je dois courir le plus vitepossible avec mes jambes en mousse. Et d'un, tout le monde rigole, etde deux, les forains et une femme à barbe se rapprochent. Quand ilsme tombent dessus pour m'égorger, à chaque fois, je me réveilletout transpiré. Mon grand père dit que c'est tout à fait normal,que nous avons chacun nos phobies et nos tares. Il dit qu'il rêvesouvent lui-même de tomber dans une piscine remplie de bananes tropmûres. Je vois pas en quoi ça fait peur, des bananes trop mûres.Maman dit que c'est bientôt Hal Zaï Meurt, de toute façon. Papadit qu'on va sûrement pas le prendre à la maison, même si c'estautre chose.
Chapitre 3.
Vous le croirezpas, avec tous ces coups de théâtre, mais deux minutes plus tard,je suis devant un cahier de coloriages. Je sais que suis trop vieuxpour ces conneries, comme dit Hannibal Smith. Je sais pourquoi ilsfont ça, les adultes qui ne sont pas dehors en train de se battre.Mais quand même, des cahiers de coloriage, c'est déconné. Pas lemoindre joystick à secouer pour calmer nos nerfs en pelote. C'estpour détourner notre attention du jardin. On entend quand mêmeassez bien les cris, les insultes, le bruit des gens quand ilstombent sur une voiture ou un volet. Certains gamins sont à lafenêtre, à regarder mon père se faire casser la gueule. Vousvoulez vraiment pas faire des coloriages débiles? je leurdemande. Y'a Jean-Paul qui tient ton père par derrière,pendant que Claude lui griffe les yeux répond Matthieu, quivoudrait une carrière de journaliste sportif.
Moi je sais plus ceque je fais. J'ai pris un stylo vert et je colorie un soleil. Lesoleil est au dessus d'une sorte d'exploitation agricole. Au milieu,dans la cour de ferme, les principaux animaux d'élevage font laronde. Plus crétin tu meurs sur place.
On a jamais puarriver jusqu'à la voiture car Claude est sortie en trompe, avec sescheveux dégoulinant de Get 27. Papa a dit plus tard qu'elle étaitverte de rage, j'ai compris la blague mais je me suis pas esclaffénon plus. Elle n'allait pas très vite parce qu'elle faisait ducloche pied. Elle essayait d'attraper une de ses godasses àpaillettes. De toute ses forces, elle a balancé sa grôle endirection de mon père, mais c'est passé à dix mètres, facile.J'ai rigolé sur le coup mais quand Eric est sorti lui aussi, avecdes fusils de chasse plein les yeux, j'ai serré les fesses autantque possible. Claude a encore dit quelque chose. A ma mère, cettefois. Ma mère avait rien fait de mal de tout l'apéro, juste aidé àcouper les cakes, ou faire le plein de fruits secs. Claude a dit àma mère qu'elle avait de la merde dans le ventre.
…
J'étais au tapis,tout comme vous.
Encore maintenant,j'essaie de croire que j'ai pu mal comprendre, qu'elle voulait direque maman avait la mer dans le ventre, ce qui est très poétique, sion y réfléchit. Ou alors qu'on avait un truc dans le coffre.N'importe quoi mais pas ça. J'avais déjà du pain sur la planche,en terme de prières indiennes. Il me faudrait beaucoup de cailloux,dans la vie.
Papa a tilté justeaprès ça. Nous avons eu droit à une partie gratuite. Il a couruvers Claude en oubliant tout le reste (nous). Il l'a attrapéesous les bras, soulevée, fait trois tours sur lui-même, et avec ungrognement de champion de javelot, il a jeté sa sœur dans une haiede cyprès. A cinq mètres, je dirais. J'étais en train d'applaudircomme un dingue quand Eric a volé au secours de sa femme battue,c'est à dire droit vers mon père, pour lui défoncer la tronche.C'était fifti-fifti au début, mais on m'a empêché d'encouragerpapa, en me forçant à rentrer à l'intérieur, où un cahier decoloriage à peine commencé m'attendait.
On m'a dit quec'était rien, que ça allait passer. Christine répétait qu'il nefallait pas que je pleure mais mes yeux étaient secs et pas lessiens. Je lui ai demandé, quand même, si y'avait pas un joystickqui traînait dans cette maison.
Voilà comment onse retrouve à dépasser largement autour d'un soleil vert, à l'âgede douze ans. Je vous avais prévenu que c'était une histoiretriste.
Chapitre 4.
Je me suis levépour aller voir à la fenêtre si mon père était vivant ou mort.Maman était restée près de la voiture. Elle hurlait sur papa. Ellearrêtait pas de répéter son prénom, surtout,mais c'était àpeine perdu :papa n'entendait plus rien. Les invités luisautaient dessus à tour de rôle, pour tenter une prise desoumission. Ils n'y arrivaient pas. Mon père est costaud, à causedu rugby. En plus, il a pas peur des coups, avec tous les matchsqu'il a fait, dans l'équipe honneur. Il faudrait l'assommer parderrière, sinon je vois pas. Eric s'approche en agitant un pied deparasol. Mon père ne tente même pas d'éviter le coup, il se lemange dans l'oreille, mais comme la distance est bonne, il
avance vers sonadversaire moustachu, et il lui colle trois grosses mandales sur lacorne, une, deux et trois grandes droites qu'on verra jamais à latélé (pas assez techniques (mais efficaces)). Eric est obligé des'asseoir cinq minutes pour réfléchir à tout ça calmement. Toutle monde se lance alors sur mon père, qui parvient à être maintenuà l'horizontale, le nez dans le gazon. Claude, dont la coupe decheveux est carrément devenue surnaturelle, s'accroupit devant papaet lui griffe la face sans problème. Je décide de regarderailleurs. Dans le salon, les autres gosses commencent à se dissiperautour de la table basse. Les plus jeunes réclament qu'on leur fileà bouffer. Je regarde une dernière fois par la fenêtre. Du côtéde ma mère. Elle laisse plusieurs fois ses bras tomber sur seshanches en soupirant, comme un gardien de but qui en peut plus devoir sa défense à la rue. Elle n'appelle plus mon père. Elle mevoit à la fenêtre. Elle fonce vers la maison. Personne n'est assezcon pour lui barrer le chemin. Elle est devenue la femme enceinte laplus dangereuse du quartier. La reine noire, planquée jusque là,et qui traverse maintenant l'échiquier en diagonale, pour prendreson pion, c'est à dire moi, pauvre pion embarqué sans son manteau,par dessus le théâtre des affrontements, survolant la scène,tandis que nous traversons le jardin pour nous enfermer dans lavoiture. Sains et saufs.
La partie estfinie.
Gamme ovaire.
Ma mère, auvolant, boucle sa ceinture. Sursaut du moteur. Le moteur cale. C'estcomme dans les films d'horreur sauf qu'elle a juste oublié que laFiat Tipo, c'est un diesel. Deuxième chance. On démarre pied auplancher. On fait cent mètres, avant que ma mère se mette àfreiner sec. La porte passager s'ouvre, et mon père s'assoit,presque poliment. Comme un auto-stoppeur un peu timide. Nous partons.Un dernier choc fait exploser la vitre arrière. Je ne sursaute mêmepas. Pendant que nous rentrons chez nous, je me débarrasse desmorceaux de verre éparpillés autour de moi, sur la banquette.
Le trajet jusqu'à la maison, c'estdans un silence à couper au couteau. Quand on arrive, ma mère fonceouvrir notre porte d'entrée, comme si on était poursuivis par touteune bande. Mon père et moi, on remonte l'allée. On traîne lespieds. Il s'accroupit devant moi et me colle son visage sous le nez.On dirait Verdun, 1917. Il est couvert de sang et de brins d'herbe.Un œil reste fermé.Toute l'émotion passe par l'autre. Il me tientles épaules, pour capter mon attention et garder son équilibre. Sesmots sentent l'alcool et il me postillonne dessus sans se gêner, lemec.
Ce qu'il dit, je ne sais plus. Iln'arrête pas de répéter que c'est pas de ma faute, que j'y suispour rien. Que je dois pas m'inquiéter surtout. Vraiment c'est pasde ma faute. Ça me parait évident, mais sans rancune pour lespostillons et tout. Encore heureux que c'est pas de ma faute.J'imagine trois pages de « Je ne provoque pas d'émeutefamiliale. Je n'encourage pas les adultes à s'insulter et sefrapper à coups de poings au bord de la route ».
Je suis perdudevant l'énorme visage de papa. On sait pas quoi faire. Je regardeles griffures, les bosses, la terre, la sueur, les croûtes de sang,les morceaux de gazon, son nez plié en deux, et je respire sonodeur. Je pourrais rester là toute la nuit mais ma mère nous sortun carton jaune : il parait que j'en ai assez vu pour une seulejournée. Elle siffle la fin du match nul. Tiré par la manche de monT-shirt Waikiki, on m'enlève la belle gueule cassée de mon père.
On est rentrésperdants, tous les deux.
Moi, j'ai raté laceinture mondiale, de peu.
Lui, il a plus desœur.
C'est fifti-fifti,quoi.
Drôle, inventif, poétique et toujours juste : bravo ! Seul regret, les espaces manquants qui gênent pas mal la lecture.
· Il y a plus de 10 ans ·gatsbo
Une certaine facilité d'écriture, entre le "petit nicolas" et "brad pitt deutchfall". Le premier paragraphe est très bon, ça retombe un peu après. Merci.
· Il y a plus de 10 ans ·Giorgio Buitoni
Waou ça fait du bien de lire des trucs pareils!!!!!
· Il y a plus de 10 ans ·Marion B
CDC en ce qui me concerne. Je n'ai jamais ri en le lisant mais je trouve qu'il y a une lucidité inouïe dans ce texte et une écriture comme j'aime: intelligente, sensible et créative, sans aucune mièvrerie. Disons aussi que ça m'a rappelé pas mal de souvenirs de ma propre enfance!
· Il y a plus de 10 ans ·divina-bonitas
j'ai absolument adoré. j'ai beaucoup souri et même parfois franchement rigolé. j'adore le ton et les digressions et tout l'univers dans lequel tu nous emmènes. c'est mon coup de coeur du jour! bravo!
· Il y a plus de 10 ans ·Karine Géhin
J'aime beaucoup ;o)
· Il y a environ 11 ans ·le ton, les digressions ... tout permet de le "voir" ce gamin.
Andrea Borgas