Station Service

rafistoleuse

Louise, elle est solitaire, mais on la juge sauvage. Elle a dépassé le stade des questionnements existentiels sur le pourquoi des relations qui foirent. Elle vivait pour les autres, et pour elle ensuite s’il restait quelques pièces de bonheur. Depuis, elle avait commencé à penser à elle. La culpabilité qui, autrefois la rongeait, aujourd’hui, la chatouille à peine. Ce qu’on lit comme de l’indifférence ou du dédain, c’est de la satisfaction. Fierté d’avoir pu, contre toute attente, se construire seule. Ou plutôt à partir des ruines des espoirs fondés sur les autres. Quand Louise vous regarde, elle vous décontenance. Parce qu’elle assume, elle accepte d’être cassée.

Louise, elle est lucide. Des certitudes aussi ébréchées, l’encre noire du doute peut vite trouver passage.

Louise, elle aime les lieux bruyants, où sa solitude s’entend moins fort. Les autres, c’est toujours sa drogue à elle. Elle vivait pour les autres, et c’était épuisant, maintenant elle dérobe ce qu’ils ont de plus précieux, de plus banal, de plus stupide et de plus drôle. Quand elle rit intérieurement, c’est lorsqu’elle voit un gamin lécher un bonbon discrètement avant de le donner à contrecœur à sa mère. Elle frissonne lorsqu’elle voit des bras masculins s’agiter sur les quais d’une gare et finalement entourer une jeune fille épuisée mais heureuse de rentrer. Elle sourit quand elle voit trois lycéens cotiser pour un paquet de clopes en commun. Ou quand un vieil homme tient la porte du bus de peur que celle-ci ne se referme sur bien-aimée. C’est une voleuse de bouts de vie. C’est une droguée qui prend sa dose de sensations et de sentiments en s’infiltrant leurs vies par intraveineuse. C’est une couturière, qui rafistole leurs vies et ses propres vides pour en faire des heures, des jours, des années qui tiennent debout. Qui titubent souvent mais trouvent toujours un vieux banc où s’écrouler en sécurité.

Jusqu’à ce soir là. Le banc ne tenait plus, elle avait trop forcé. L’usure lacrymale avait pourri le bois. Le poids de ses regrets avait défoncé le dossier. Le vide l’avait rongé. Plus de banc et plus le temps de chercher ailleurs, ou autre chose. Elle devait s’écrouler quelque part.

Elle trouva une station-service.

 

J’ai besoin d’essence.

-          Vous êtes en panne ?

-          Oui.

-          Où est votre voiture.

-          Je n’en ai pas.  J’ai besoin d’essence.

-          Un bidon de combien ?

-          Pas de cette essence là.

-          Je ne comprends pas.

-          J’ai besoin d’une essence qui ne s’achète pas.

-          Mademoiselle, je ne comprends rien. Vous avez l’air perdu.

-          J’ai peut-être besoin d’être cherchée.

-          Pas de toxico ici, je vous demande de sortir.

-          Je n’ai pas besoin de drogue.

-          Visiblement vous n’êtes pas dans votre état normal.

-          J’ai besoin d’un banc.

-          J’ai un tabouret en plastique.

-          Je prends.

-          Vous voulez un peu d’eau ?

-          J’ai besoin d’essence. Pas beaucoup.

-          Vous avez soif ?

-          C’est bien le problème, je n’ai plus soif.

-          Vous avez faim ?

-          Je veux une fin.

-          Vous pouvez me donner une fin ? Je n’ai que des débuts.

-          Je ne comprends rien.

-          Il n’y a riens à comprendre.

-          Est-ce que vous avez un banc ?

-          Je n’ai que ce tabouret en plastique.

-          C’est assez solide ?

-          Je suppose. Je vais fermer dans quelques minutes mademoiselle.

-          Quand vous fermez, tout s’éteint ?

-          Oui.

-          Et votre essence ?

-          Je peux vous ramener quelque part ?

-          Non, je ne veux pas me ramener, je veux me trouver.

-          Vous voulez appeler quelqu’un ?

-          Oui, vous.

-          Pourquoi moi ?

-          Parce que j’ai besoin d’un service et que vous travaillez dans uns station-service.

-          Vous voulez jouer ?

-          J’ai souvent fait ça.

-          Je ferme et on commence une partie.

-          C’est encore un début ?

-          Je sais plus les débuts.

-          Je vous apprendrai le jeu. Vous verrez c’est amusant et ça fait passer le temps ?

-          Ca fait passer le temps ? Alors oui.

-          Je bats les cartes … »

 

Le battement des cartes entre les doigts du jeune inconnu semblait s’accorder au rythme de ses battements de cœur.

 

« Dame de cœur, à vous l’honneur.

- Je commence donc.

- Vous commencez bien …

- J’enterre mon banc.

- Pardon ?

- Non .. rien … J’attendais ça depuis longtemps.

- Vous avez un bon jeu ?

- J’ai tiré les bonnes cartes … oui.

- C’était quoi cette histoire d’essence ?

- C’est bon j’ai trouvé ce dont j’avais besoin »

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