Tante Zizie

anton-ar-kamm

Le jeudi 24 octobre 1929, à 12h05, heure de New-York, Robert Morse se jette du dix-neuvième étage de son building de Manhattan, après avoir vu ses actifs financiers fondre de presque cent pour cent. Le même jour, à 18h06 précise, heure de Paris, naissait à la maternité de l'Hôpital St-Joseph, quinzième arrondissement, Anastasie Marie Bernadette Le Marre. Les historiens appelleront cette journée, le « jeudi noir ».

Fille de Pierre Joseph Marie Le Marre, cheminot à la RATP, et d'Antoinette Maryvonne Souron, bonne à tout à faire chez Monsieur Le Coq, horloger-bijoutier rue Brancion, Anastasie voit le jour par le siège, le cordon autour du cou, la peau bleue comme « ma blouse de travail », dixit le père. Son grand frère, Yves Le Marre déclare : « Mais elle est moche comme la teigne ma sœur ! ». Ce à quoi, Monsieur Le Coq, présent également ce jour-là répond : « Vous voyez bien que je n'y suis pour rien ! ». Ainsi débute la vie d'Anastasie Le Marre.

Très vite, la petite Anastasie ne présente que peu de qualité pour les relations sociales avec ses camarades d'école, qui moquent sa tête de Bécassine et son nez de cochon. Le 13 mai 1940, à la suite d'une malencontreuse bagarre qui laissa le petit Lucien Leroy alité pendant plusieurs semaines, Anastasie est renvoyée de son école pour ne plus jamais y remettre les pieds. Pendant ce temps, l'armée allemande entre en France.

Pour subsister, son père tente de la vendre au marché noir mais il ne récoltera que le Service de Travail Obligatoire en Allemagne, duquel il ne reviendra jamais, refaisant sa vie avec une certaine Olga Vanstruppe. Sa mère, ivre de chagrin, ne se remettra jamais de ce départ, jusqu'à ce qu'un grand militaire, répondant au doux prénom de Frantz, ne la console brièvement un soir d'août 1943. Quelques mois plus tard, le militaire parti, Madame Antoinette Le Marre accoucha d'un petit Jean-François Le Marre.

Plus grande, Anastasie quitte le domicile familiale et devient tour à tour serveuse, couturière, secrétaire, nettoyeuse d'abattoirs, écailleuse de poisson, fourreuse de coussin, taxidermiste. L'amour la fuit, son physique disgracieux ne l'y aide pas beaucoup.

Elle devient Tante Zizie pour une famille qui la surnomme ainsi tant pour le diminutif de son prénom que par référence à son visage long et tout plissé.

Peu à peu, elle se renferme sur elle-même, et décide, un beau matin d'avril 1965, à 8h24 exactement, alors que Rufus, le chien de sa voisine, urine tranquillement sur la porte de son appartement, que le reste de sa vie serait consacrée à emmerder les autres. Elle tue le chien avec un battoir à linge et le jette dans le vide-ordure.

Sa vie devient alors un immense bras d'honneur. Son cœur se durcit, elle devient une dame acariâtre qui aime gratter une place dans une file d'attente, aller à la banque le samedi matin, lancer ses mégots de cigarettes sur le balcon des voisins, attendre que le feu tricolore passe au vert pour traverser, détacher les chiens enlacés aux bancs publics...

Anastasie Le Marre passera toute sa vie dans un petit appartement, rue Cambronne, dans le quinzième arrondissement.

L'histoire prendra fin le samedi 15 septembre 2008 à 5h58 du matin, alors qu'Anastasie tente de couper le jus de l'appartement de son voisin, parti en vacance, le réveil-matin encore programmé. Elle s'électrocutera dans l'armoire électrique mal entretenue et mourra sur le coup.

Au même moment, à New-York, Robert Morse, troisième du nom, se frotte les mains : la Bourse s'effondre, la valeur de ses assurances s'envolent, il n'a plus qu'à vendre et toucher le paquet. Pour les spécialistes, il s'agit de la plus grande crise économique depuis près de 80 ans.

Quelques jours auparavant, Mademoiselle Juliette Massiot, résidant au 25 rue Cambronne, appartement 323, au chômage depuis peu, trouva au petit matin dans sa boîte aux lettres, une enveloppe verte olive contenant près de cinq cent euros en liquide. Une centaine de personnes habitant rue Cambronne retrouvèrent la même enveloppe avec la même somme d'argent. On ne découvrit jamais qui fut le « bienfaiteur du quinzième ».

Après l'enterrement d'Anastasie Le Marre, la famille se retrouvera chez le notaire, pour se répartir le magot de la vieille dame, morte sans mari ni enfant. Leur surprise sera totale lorsqu'il annoncera que la succession est vide en dehors d'un vieux battoir à linge et de quelques enveloppes verte olive.

Deux mots résumeront alors leur pensée : vieille bique.

  • Arrrkkkk !! j'adore les Bretons, leurs chapeaux ronds, leur humour pointu et acide, la poésie qui surnage " détacher les chiens enlacés aux bancs publics... " et leur bottes caoutchouc et leur ciré jaune tournesol. J'aime beaucoup ce texte et je dirai :
    -C'est bien fait pour eux !! Na !!
    Coup de cœur.

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    lyselotte

    • Merci beaucoup Dame Lyselotte ! Vous m'avez l'air également bien à l'ouest et venant d'un breton qui est né avec son ciré jaune c'est un compliment !

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      anton-ar-kamm

    • 4fectivement, chui à l'ouest bien qu'originaire du pays coujou où l'on cultive plus les châtaignes que les artichauts. J'aime bien votre ciré.

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      lyselotte

  • Ahah, sympa et bien écrite, cette chronique de tante Zizie !

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    octobell

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