T'as de beaux yeux, tu sais ...

polluxlesiak

J'ai toujours été très soignée, vous savez. C'est si important, pour une femme, de bien présenter, d'être toujours souriante et élégante, même si à la maison tout n'est pas rose ! Dans mon métier, je n'avais pas droit à l'erreur, oh non : douze vendeuses, j'en avais douze sous mes ordres ! Et croyez-moi, jamais aucune d'elle ne m'aurait prise en défaut. Impeccable, je l'ai toujours été; j'y mettais un point d'honneur, c'est aussi une question de respect, ne pensez-vous pas ? Je vous assure, mon petit, que c'est un gros travail que de gérer une équipe de vendeuses de façon à ce que la clientèle soit toujours satisfaite. J'étais une femme, mais vous savez, aucun de mes patrons n'a jamais rien trouvé à me reprocher; j'ai eu toutes mes augmentations, et mon ancienneté, sans jamais avoir à rien réclamer. On ne me complimentait pas, ça non, mais à l'époque, cela ne se faisait guère. Mais j'avais ma conscience professionnelle pour moi...

Je … me tourne ? Attendez, mon petit. Voilà, allez-y.

C'est comme la façon de se comporter avec les hommes : dites-moi, vous qui avez des enfants, n'êtes-vous pas choquée par l'attitude de toutes ces jeunes filles d'aujourd'hui, effrontées, mal élevées ? Ça, vous me direz, c'est sans doute la faute des parents, mais oui voyons. Croyez-moi, jamais ma fille n'aurait osé porter un regard sur un homme avant sa majorité. Et elle me remercie tous les jours de lui avoir permis de faire un si beau mariage : femme de médecin, si elle a été fière lorsque nous l'avons annoncé à la famille ! Et mon fils … ah, mon fils … Il est parti trop tôt, mais si vous l'aviez vu, quelle beauté ! Et intelligent ! Proviseur à trente-huit ans, vous imaginez ? Le plus jeune proviseur de France ! Il me manque tant, vous savez, mon petit … Il a fallu que ce soit lui qui s'en aille, et je ne m'en remettrai jamais … Ma fille, oui; mais ce n'est pas pareil, une fille, vous savez …

C'est bientôt fini ? Vous me faites mal avec la brosse …

Ça oui, j'ai eu deux beaux enfants, avec un mari si agréable … N'est-ce pas, Armand, qu'on était heureux ? - Il est dans la cuisine, il ne m'entend jamais … Vous ai-je raconté cet anniversaire où il m'avait tant gâtée ? Un manteau de fourrure blanche ! Oui mon petit, il m'avait offert une merveille ! Alors moi, devinez comment je l'ai remercié ? J'en rougis, mais c'est vrai : quand il est rentré le soir, j'avais mis ma fourrure, mais j'étais toute nue dessous ! J'ai ouvert tout grand les pans de mon manteau, et je lui ai dit : « le manteau, il est pour moi … mais ça, c'est pour toi ! » … Oui ! Je vous le dis comme je l'ai vécu ! J'étais coquine, allez, je l'avoue … Ah ! C'est bon, les souvenirs, vous savez … Il m'en reste encore beaucoup, j'ai de la chance ...

Quelle robe ? La bleue, celle avec les petites manches. Et mes bas ! N'oubliez pas mes bas …

Eh oui, le temps passe … Heureusement qu'il reste les souvenirs. Tenez, prenez l'album, dans le tiroir du haut. Oui, celui-ci … Regardez cette photo ! J'étais belle, n'est-ce pas ? J'étais fille unique, vous savez ? Mon père m'adorait .. Il m'appelait « sa petite Princesse » … C'est pour lui que j'ai toujours voulu atteindre la perfection. Les prix d'excellence, croyez-moi, je les ai collectionnés ! J'étais si fière quand il venait avec moi pour la remise des prix … J'étais si intelligente et si jolie, c'est vrai, regardez si vous ne me croyez pas ! Mes yeux, vous les voyez ? J'avais déjà ces yeux très bleus, on m'a souvent appelée Michèle Morgan, et il faut avouer que je lui ressemblais un peu !

Vous avez oublié le rouge à lèvres, mon petit ! De quoi aurais-je l'air, voyons …

Je ne me lasse pas de ces albums … Oh ! Regardez, ce sont mes enfants : mon fils – il était si beau, déjà tout petit ! Et ma fille … Comment ? Oui, elle est venue hier, m'apporter des confitures. Elle est bien gentille, vous savez. Heureusement que je l'ai et qu'elle m'a permis de garder notre si jolie maison, Armand et moi. Parce que vous verrez, ce n'est pas drôle, de vieillir. C'est dur, de se voir diminué. Mais vous savez, je ne me plains jamais. Jamais ! Je suis dure, croyez-moi. Dure et forte. Et soignée. C'est comme ça que tout le monde devrait être passé un certain âge. Me laisser aller ? Jamais !

Eh bien, je crois que tout est en ordre, mon petit. Je vous rappellerai quand j'aurai à nouveau besoin de vous … oui, le mois prochain, peut-être. J'ai à faire, maintenant. Partez.

***

Je quitte la chambre du Foyer des Oliviers, et ferme la porte derrière moi. J'emporte un ballot de linge sale, robes tachées, draps souillés. Ce soir, j'appellerai Claudine, la fille de Madame R. Je lui dirai que sa mère va bien, qu'elle ne se fasse pas de souci; non, elle n'a pas besoin de revenir avant l'année prochaine, je gère tout, oui toujours quatre jours par semaine. Oui, je l'ai emmenée sur la tombe de Monsieur R. pour la Toussaint. Oui, son moral est bon. Oui, elle a de la chance de vieillir aussi bien.

A Mireille R.

Signaler ce texte