T'as peur de quoi. 1
thib
C'était avec une moto que tout avait commencé. Bien que rien ne soit jamais perdu, ni créé, c'est une question de repères. Une histoire, une vie, une phrase. La main. Un mot. On ne sait jamais où ça commence où ça s'arrête. Dans le ventre, la tête, dedans, dehors, ici, là, ailleurs ? Partout ? Toute trajectoire se définit par un nombre d'accidents indépendants et pourtant proportionnel à son vecteur. Autrement dit tout est relatif, mais ça, nous le savons déjà.
Donc tout était déjà là, mais ça s'était comme qui dirait concentré sur cette vieille épave de Triumph. Celle du grand-père. Longtemps, elle s'était endormie de bonne heure dans le garage en rouillant tranquillement. Et puis ? Et puis Hélène. Qui était passée devant toute son enfance. Qui l'avait mise au rang des meubles pendant le grand archivage des habitudes. Mais l'habitude, c'est comme du verre au fond. Compilé de choses qui se sont lentement fondues ensembles. Et ça se brise, aussi, quand ça vibre trop fort où que ça rencontre un coup. Quand son grand père était mort, à Hélène, il s'était cassé la gueule directement dessus et tout avait volé en éclats.
Elle s'était souvenue, déjà, que c'était une famille qu'elle avait choisie. Le vieux voisin grincheux du quartier qui aurait foutu des coups de pompe aux chats si seulement il avait pu se déplacer plus vite. Ou s'il en avait vraiment eu envie. Un jour, alors qu'elle débutait à mettre un pied devant l'autre, elle était tombée et son poignet s'était mal enclenché ; il avait sauté comme les gonds d'une porte qu'on est trop pressé d'ouvrir. C'était pile poil devant la sienne, et il était venu tout fumant de jurons et tout pétri de trouille. Après la peur, elle avait décidé qu'elle lui faisait confiance et c'est tout. Tonton, elle aurait pu l'appeler. Mais ça c'est déjà pris par tous ces gens que les parents veulent nous faire aimer plus tard et qu'ont des visages affolants de joie feinte. On s'attendrait presque à voir un slogan en gros caractères oranges dont une lettre leur boufferait le menton. Tonton pour être tranquilles. Elle avait décidé grand-père du coup. Lui, il était mort et il n'y avait pas d'autre choix que de faire avec. C'est des trucs comme ça qui vous poussent à grandir. Les repères qui s'effondrent et la réalité qui envahit, avec laquelle on doit bien composer puisque le monde quoi qu'on dise, c'est toujours aujourd'hui, nous compris. Restait le squelette de ses voyages, blanc et lisse, qui se baladait dans la mémoire avec des airs de propriétaire. Et puis cette carcasse de moto. Elle était tellement vieille qu'on n'aurait pas pu l'allumer à l'essence celle-là. Elle roulait au souvenir. Et le rêve aurait sans doute été un substitut acceptable, somme toute, mais pour le savoir.
Pour le savoir, elle avait décidé que maintenant la vitrine était ouverte et il fallait tenter l'expédition. Elle repensa à peine une nuit entière. Aux récits de chaman de son ancêtre, aux photos qu'il étalait chaque fois sur la bonne solidité de sa table. Et puis à elle, aussi. A là où elle était. A ce qu'elle avait voulu, imaginé. Elle se dit. Elle, les désirs, la mémoire, le monde, une porte ouverte sans destination arrivée par la boîte aux lettres. Elle se dit l'espace, l'ivresse. Ne pas savoir, ne pas chercher. Trouver parce que c'est ce que fait le corps et vous pouvez me croire, il ne se pose pas tant de questions. Elle se dit qu'on est pas faits comme ça, les mains dans un moulin les pieds dans la farine, ça non. Que l'homme, il est plutôt bâti pour s'en aller dans sa conscience, pour avancer dans ses rencontres, pour connaître.
Et puis elle se dit non. La vie ça n'a pas besoin d'aller trouver. C'est là, déjà. Son grand-père lui disait : « Alors, foutre de dieu, tu vas foutre ton cul dans c'te chaise ou bien de quoi t'as peur ? On n'a jamais vue une gamine avec si peu d'manière, mademoiselle. Là. Et engloutis moi ton lait, avec le chocolat. Tu n'veux pas tout ? Tu sais j'en fous rien moi, après, obligé de balancer ça dehors. Et alors les piafs. Et là, les chats. T'vas donc jamais comprendre p'tiote hein que ça m'vole mon air ? Mange bien tout va. » Pour finalement toujours aller leur filler une assiette de pâtée en douce dès qu'elle tournait le dos. Elle l'avait vu. Mais on ne dit rien dans ces cas-là. On apprend. La tendresse est bavarde dès qu'on sait se taire.
Y avait devant ses yeux, cette nuit d'alors, à la fois un bon gros trou dans son passé par où la regardait la fillette qu'elle avait été, et le doute. Un doute, on ne fait d'abord pas trop attention et on le met dans un coin, comme ça, avec une nappe par-dessus et même, si on boit un coup, on n'hésite pas y poser la bouteille. Sauf que c'est comme une maladie, une fièvre, et oui ça se fait d'abord petit. Faut dire qu'il fait froid, dehors, et ça donne faim. Alors il mange. Tout. Un bout de ci, un bout de ça. Jamais trop. On s'aperçoit juste qu'il est trop tard quand l'évidence nous saute dessus. C'est pas facile d'accepter qu'on se plante. Et sans même essayer. Surtout qu'y a besoin de se tromper. On apprend beaucoup plus d'une erreur que d'une réussite. Pour peu qu'on ait envie, en tout cas. Le doute. Le truc, elle se disait, c'est qu'on espère au mieux mais qu'il faut toujours faire avec ce qu'on a. Alors le mieux qui est déçu, ça fait un peu d'amour inemployé. Et dans son désœuvrement il creuse. En dedans. Il mord. Il devient sauvage. Douloureux. Il se met à blesser. On devient malheureux. On perd l'envie. On perd ses appétits. Et pire que tout. On perd sa joie. Et la vie pourtant continue. Avec toutes ces petites choses qu'on doit continuer à faire ; et on parvient à se dire que c'est d'elles que reviendra la joie. Ensuite elles se fondent lentement et font des habitudes, mais pas de joie, et alors quand il n'y a plus de joie dans les habitudes.
Alors. Elle s'est encore dit une chose. Quand il n'y a plus de joie dans les habitudes il faut changer de vitrier. Maintenant qu'elle était à peu près sûre Une chose et c'est tout Elle s'est encore dit aussi Hélène ma fille écoute moi bien T'en as fait des si t'en as foutu des mers en boîtes avec Même t'as rempli presque toutes les étagères les commodes rien que d'hypothèses Arrête-toi Faut pas croire qu'il est trop tard Non merde Tu crois qu'il est trop tard pour la joie toi Ecoute moi toujours il n'est jamais trop tard Et maintenant j'en ai assez tu m'entends Tes hypothèses ma pauvre je les hypothèque Et si jamais on doit revenir tu les reprendras comme je les ai laissées Mais maintenant plus de si On croit qu'on possède ce qu'on achète Regarde bien autour de toi Tu crois que tout ça c'est à toi N'importe qui peut te le dire que c'est une belle connerie Le plus important Qu'est-ce que tu gardes vrai dis Tu vois rien de tout ça Quand tu meurs tu le fais sans Tu le fais moche parce que t'as cru te consoler pendant ta vie avec l'illusion d'avoir Mais non Non ça t'échappe Y a pas de consolation dans la propriété Parce que tu n'as rien Tu meurs et ça tout ça que tu croyais avoir ça n'a fait que te demander de plus en plus et te fournir en désœuvrements Non Hein je te l'ai dit La propriété Tu sais toutes les guerres c'est la propriété Des morts oui des morts pas jolis pour du papier qu'est fait d'arbres broyés Et je ne te parle pas d'eux des arbres Non écoute encore que je te corrige un peu On ne possède rien Rien que ce qu'on a dedans là dans la poitrine Et c'est tout Le reste c'est des circonstances et puis c'est tout Alors voilà je vais te dire puisque tu veux savoir Quand est ce que ta poitrine est pleine Quand tu donnes C'est donner qui te fait riche Te donner toi-même puisque c'est ça seulement que tu possèdes Et pour ça les circonstances participent aussi faut reconnaître C'est ça tu saisis Les circonstances on a notre part notre place Tu fais pas tout c'est entendu Tu participes et c'est peut être ça le beau Et moi Hélène j'en veux des grandes Des grandes tendres dures vives à la mesure quoi des circonstances de joie Alors Je vais aller la prendre cette Triumph et ça va être la première circonstance tu comprends.
Je le relis. Ici. Ca a du bon, les journées désoeuvrées. Le final est grand. Grandiose. Tout. Mais ce dernier paragraphe, c'est comme avaler le vent un matin sur les falaises. Merci.
· Il y a plus de 8 ans ·ellis
Tu exagères. Y a rien qui vaut le vent un matin sur des falaises. Rien sauf... oui, sauf. Tu sais. Et puis. Mais pas ça. JE crois que je t'embrasse, mais c'est pour dire merci. Et si je dis merci, c'est pour.
· Il y a plus de 8 ans ·thib
Ah voilà ! Si je suis là, c'est grâce au coup de cœur de Carouille…
· Il y a plus de 8 ans ·nyckie-alause
Eh bien merci à toi de persévérer. Je t'en remercie.
· Il y a plus de 8 ans ·thib
Le ton et la tendresse qui serre le gorge est commun à tous les textes, c'est toujours bien agréable la lecture ici ;-)
· Il y a plus de 8 ans ·julia-rolin
Oui, on ne se refait pas... Tes passages aussi sont toujours appréciés Julia. Merci.
· Il y a plus de 8 ans ·thib
Encore un coup de coeur plein de lumières, des images pleines de tendresse, des regards qui se decillent. J'aime beaucoup Thib. Ça répond à des questions que je ne me suis pas encore posées. Ça me touche.
· Il y a plus de 8 ans ·carouille
La justesse est de vivre en se posant les bonnes questions, et c'est bien pour ça qu'elles sont différentes pour chacun d'entre nous. Le hasard, ou la chance, font qu'elles convergent parfois. Et ça donne des rencontres. Alors merci, Encore, M'zelle.
· Il y a plus de 8 ans ·thib
De Koudelka aux étagères pleines d'hypothèses, de la tendresse bavarde du grand-père à la petite musique du bout des lèvres, j'adore !
· Il y a plus de 8 ans ·fionavanessa
Et j'en suis ravi. Merci.
· Il y a plus de 8 ans ·thib