Terminus

polluxlesiak

Rendez-vous au Terminus.

C'est par ce SMS laconique que tu m'as demandé de venir te retrouver cet après-midi.

Je suis venue, bien sûr. Ce n'était pas une surprise puisque nous devions nous voir avant.

Le Terminus, encore et toujours … C'était notre café, tu te souviens ? Oui, bien sûr, tu te souviens. Comment oublier ce bistrot de quartier, aux tables de marbre et de fer forgé, à l'auvent rayé de bleu qui nous faisait croire, les jours de grand vent et de grande imagination, que nous serions un jour en partance sur un voilier, juste toi, moi et nos rêves d'adolescents … Combien d'heures avons-nous passé à cette terrasse, même lorsque le temps rafraîchissait, serrés l'un contre l'autre et partageant parfois, pour rire, la même écharpe ? Combien de cafés pour toi, de chocolats pour moi, que nous renversions régulièrement sur nos cours, combien de paquets de cigarettes épuisés à refaire le monde, affamés que nous étions de partir à sa découverte – ensemble … ?

Le temps a passé, nous avons grandi. La fac pour toi, Math Sup pour moi, nous nous étions arrangés pour poursuivre nos études dans le même quartier – et le Terminus est resté notre Q.G. Tu te rappelles cette grande fille, cette serveuse filiforme et inquiétante, qui est restée une ou deux saisons au comptoir ? Comme nous avons ri à l'imaginer dans mille situations différentes, scénarisant en douce la moindre de ses mimiques, redialoguant juste pour nous ses conversations avec le patron, lorsque nous l'apercevions en grande discussion avec lui ! Elle nous a divertis, à son insu, plusieurs mois d' affilée et nous avons regretté, rappelle-toi, son départ inexpliqué, un jour d'hiver. Et ce poivrot au regard si doux, qui ne manquait jamais de nous saluer, nous gratifiant d'un large sourire aux dents gâtées, mais si sincère ? Et les vieux amoureux ? Et la jolie blonde, toujours si triste ? Tous ces visages ont peuplé nos souvenirs, année après année, et je sais que tu te les rappelles aussi fidèlement que moi.

Je crois bien que nul de nos amis n'a jamais vraiment compris ce qui nous attirait à ce point dans la terrasse de ce café. Peut-être nous-mêmes n'en savions-nous rien non plus. Dieu sait si certains ont tenté de nous attirer dans des salons de thé, des bar branchés, ou même des restaurants étoilés … C'est toujours contraints et forcés que nous nous retrouvions attablés en ces lieux indésirables, essayant de masquer notre déception, que personne n'aurait comprise, de ne pas être tranquillement assis sur nos chaises de fer, à notre table, celle du fond à gauche, devant un croque ou une bonne salade mélangée …

Les années ont succédé aux années, et le Terminus, bien sûr, a changé. De couleur – le store rayé a été rénové et repeint en rouge ; de patron – Louis a revendu à Lucette et André ; et de clientèle – quoique, pas vraiment : nous y avons souvent retrouvé, d'année en année, certains clients, qui poussaient comme nous l'habitude jusqu'à s'asseoir systématiquement à la même table, et tiraient fierté du fait de ne pas avoir besoin de préciser leur commande pour se faire apporter aussitôt le café ou la bière habituels. Nous avons même noué des liens avec certains; sur cette terrasse, nous nous sentions en terrain connu, en sécurité – presque en famille.

Le travail et les enfants nous ont pris une grande partie du temps libre de notre jeunesse; mais nous n'avons jamais cessé de nous retrouver, ne serait-ce qu'un jour dans la semaine ou le le dimanche pour un brunch, au Terminus - juste toi et moi. L'endroit est devenu, au fil des années, le théâtre de nos discussions les plus animées, de nos querelles parfois, mais aussi de nos réconciliations. Il ne nous serait pas venu à l'idée de nous installer en tête-à-tête ailleurs que là-bas, et si d'aventure notre table était occupée par un importun, il nous arrivait de patienter, muets, jusqu'à ce que l'intrus déguerpisse, avant de pouvoir commencer à jeter nos arguments sur la table.

Je suis assise là depuis quelques minutes et tous ces souvenirs affluent à ma mémoire comme une tempête de sable qui m'empêcherait soudain de respirer. Je refuse de penser à la raison de mon malaise, aujourd'hui et en ce lieu qui m'a pourtant toujours apaisée. Je dois me calmer, rassembler mes esprits. Je suis à la terrasse du Terminus. Ici, c'est chez moi. Ça va aller.

Je te vois arriver, de loin, à grandes enjambées. Tu portes ton casque à ton bras replié, et passes l'autre main dans tes cheveux pour te recoiffer. Comme tu es beau ! Tu n'as pas changé, ou si peu. Le doux rêveur est devenu un entrepreneur, mais tes yeux ont gardé la même lueur amusée qui n'a jamais cessé de me chavirer. Tu m'aperçois, me fais signe et viens t'asseoir en face de moi. Je refuse d'admettre que je me sens glacée. Mal. Si mal.

Tu feins de ne pas t'en apercevoir – je te connais si bien, tu sais. Ouvre ta mallette et en extrais quelques documents que tu déposes entre nous deux :

 - Voilà, j'ai tout apporté. Tu es prête ? 

Je le suis. Ou plutôt non, je ne le suis pas.

Mais que faire pour modifier le cours des choses ? Rien.

Nos avocats respectifs nous attendent dans dix minutes, de l'autre coté de la place, au palais de Justice. Juste le temps de prendre un café. Sans parler.

Terminus.

Tout le monde descend.

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