Toute ressemblance... fortuite

ysabelle

La question que je me pose, c’est : « Peut-on laisser faire ? »
Un évènement parmi d’autres, c’est cela qui est interpellant « parmi d’autres ». Laissez-moi vous raconter ce qui, dans le cadre d’une grande entreprise, passe pour une anecdote.
Il y a une semaine, Joseph est venu travailler. Un matin d’automne pareil à beaucoup de matins d’automne, obscur et humide. Joseph a quarante-neuf ans, il travaille dans la même boîte depuis une vingtaine d’années. C’est un gars gentil, serviable mais un peu lent. Lent. Lent à l’exécution, lent à la compréhension, lent à l’entreprise. Depuis trois ans, il est affecté à un service en développement. Ses qualités techniques sont utiles mais limitées. Son nouveau chef « jeune cadre dynamique » a du mal à accepter cet élément dont l’efficacité n’est pas à la hauteur de ses attentes. Il le lui fait bien sentir. Reproches directs ou déguisés, évaluations mauvaises, les journées deviennent pesantes.
Ce matin-là, Joseph est arrivé au boulot vers huit heures. Il glisse son badge à l’entrée, la lumière est verte, la porte s’ouvre. La journée commence à peine et il se sent déjà fatigué. Il faut dire que l’atmosphère est pénible ces derniers temps. Il passe dans le couloir, s’arrête à la machine à café. J’entends le bruit du gobelet qui tombe, le grain se moudre et le liquide s’écouler. Il prend le récipient fumant et continue d’un pas lourd. Ici, les gens sont répartis dans des bureaux de cinq, six personnes, pas vraiment des plateaux ouverts. On se salue lorsqu’on se croise, parfois on s’embrasse. Joseph n’est pas le premier aujourd’hui, il n’a pas envie de dire bonjour. Il se limite à un signe de tête, une grimace qui se voudrait sourire.
Dans mon bureau, je m’apprête à cliquer sur « send », nous quittons l’ère papier.
Joseph dépose sa mallette, s’installe, allume son ordinateur et tape son mot de passe. Il ouvre sa mailbox. Le premier message de la liste est rouge « non lu ». Normal, je viens de l’envoyer. Je suis employée aux Ressources Humaines. Humaines… J’ai le cœur gros.
Le message envoyé, message formaté, fait référence à une lettre qui lui a été envoyée il y a six mois. Une lettre de blâme, d’avertissement. En quelques lignes, on lui démontre que la situation ne s’est pas améliorée et que, vu les circonstances, il est prié de prendre ses cliques et ses claques et de ne plus se représenter demain. Le contrat est rompu, la procédure officielle sera suivie, il recevra ses indemnités sans prestation de préavis. Inutile.
J’ai cliqué sur « send ». Comme le mois dernier, comme il y a quatre mois, comme, sans doute, je devrai encore le faire dans les prochains mois.
Joseph a lu. Il est immobile, les yeux rivés à son écran, les mains inertes son clavier. Ses collègues n’ont rien remarqué de son changement d’attitude. Ils sont toujours plongés dans leurs dossiers. Joseph balaie son entourage du regard. Il se sent vide, il est hors du temps.  Brusquement, les larmes coulent, sans prévenir, comme si d’un coup l’eau avait atteint le bord et n’avait d’autre choix que de se déverser. Sans bruit. Il se lève, repousse violemment sa chaise, franchit les quelques mètres qui le séparent de la porte, l’ouvre, la ferme derrière lui. Un gémissement.
Ma porte est ouverte.
Il se dirige rapidement aux toilettes.
De ceux, de moi, qui sommes restés dans leur bureau, on parle peu. Ils savaient, moi la première. Ils ont compris il y a plus d’un mois, je n’ai même pas eu besoin de comprendre. Pourtant, aucune réaction. Ils désapprouvent mais se taisent. Je me tais, je m'écoeure.
Le boss n’a pas bronché lorsqu’il a vu Joseph se lever, désorienté. Il est resté stoïque, imposant d’autorité l’attitude détachée à adopter. Les langues vont se délier mais après, on va manifester le désir de soutenir mais plus tard. Trop tard. La culpabilité trainera dans l’air une semaine, peut-être deux et déjà on parlera d’autre chose. C’est ainsi… Mais peut-on laisser faire ?
La question est posée. Sous-jacente : « Où se trouve le respect ? »
La porte de mon bureau est toujours ouverte. Joseph n’est toujours pas revenu des toilettes.
Le respect
.Le respect de l’autre.
Le respect de soi.
J’ai la nausée.
L’excuse est prête. C’est vrai, il n’est plus efficace, ni motivé. Les précédents ne l’étaient plus non plus. Cela suffit-il à se donner bonne conscience ?
En ce qui me concerne, non. Il y a la manière, il y a la récurrence qui s’installe, il y a la méfiance et la peur. Un sentiment négatif qui s’insinue. Un dégoût du système, un dégoût de moi. Et l’incapacité de me révolter.
Joseph n’est toujours pas sorti des toilettes et ma porte est toujours ouverte.
La question du respect reste posée.
  • Bonjour Ysa, de retour sur welovewords, je découvre votre texte, qui me touche à plus d'un titre y compris professionnel, puisque les RH sont mon domaine professionnel. Votre récit est touchant, voir poignant avec en plus beaucoup de suspense. Que s'est il passé derrière la porte des toilettes ?

    · Il y a presque 11 ans ·
    Mouette des iles lavezzi orig

    valjean

  • Merci d'avoir pris le temps de laisser un commentaire. Voilà quelques mois déjà que je passe très peu par le site, je le redécouvre. Pas de promesse que je ne suis pas certaine de tenir mais je vais essayer. Au travail!

    · Il y a environ 11 ans ·
    20170621 cbc 495   copie

    ysabelle

  • l'humanité a bien peu de place dans le monde de l'entreprise...à se demander peut-être si l'Homme ne devient pas "humanoïde".
    Aujourd'hui c'est Joseph.
    Et demain.... à qui le tour?

    · Il y a environ 11 ans ·
    545579 3657952887767 1403693905 n

    sally-helliot

  • toutes les "raisins" de la colère à notre époque l'hygiénisme et le cynisme en plus , la chasse est tirée plus souvent qu'à son tour de là à dire que l'humain est traité comme de la merde il n'y a qu'un pas ...texte aux accents de vérité qui tout d'abord m'a conduit à penser qu'il aurait fallu aller plus loin ou cruellement en augmenter le détachement et puis au final non le ton juste et suspendu restitue parfaitement ce no man's land dépersonnalisé de l'entreprise d'aujourd'hui...une barbarie contemporaine ...Merci Ysa...

    · Il y a environ 11 ans ·
    Snapshot 20120624

    Jean Marc Frelier

  • Ravi de te retrouver également. Bon texte, mais avec une petite rupture de fluidité ici, qui titille la compréhension et c'est dommage:
    "De ceux, de moi, qui sommes restés dans leur bureau, on parle peu. Ils savaient, moi la première. Ils ont compris il y a plus d’un mois, je n’ai même pas eu besoin de comprendre. Pourtant, aucune réaction. Ils désapprouvent mais se taisent. Je me tais, je m'écoeure."

    · Il y a environ 11 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

  • Ysa! Que je suis heureuse de te retrouver sur ta page pleine de mots à faire déborder les larmes! C'est magnifique!

    · Il y a environ 11 ans ·
    13335743 1312598225434973 3434027348038250391 n

    Colette Bonnet Seigue

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