Traité sur le développement des cheveux blancs
Léo Noël
Chers amis, je suis ravi de voir que vous me lisez tous avec une ferveur sans borne et que vous êtes aux aguets dès que le moindre texte produit par mes soins apparaît sur les réseaux électriques. Cela dit, je laisse aujourd’hui de côté l’homme de lettres et me présente à vous en tant que scientifique. Mon amateurisme en la matière peut vous inquiéter, je le conçois. Il est pourtant vrai que je n’ai jamais fait de recherches poussées, et que mes découvertes ne sont que le fruit de circonvolutions hasardeuses de mes neurones qui ont bien voulu me rappeler une histoire qui m’est arrivé durant mon adolescence. Bien bien bien… Vous savez tous comment l’installation sur nos têtes des cheveux blancs est une affliction que l’on tente de repousser le plus longtemps possible ; comment ceux-ci se mettent-ils à pulluler alors que nous nous efforçons de les retirer dès qu’un seul d’entre eux apparaît, évitant ensuite tout acte de reproduction.
Et je crois aujourd’hui savoir que si les têtes blanchissent avec le temps, c’est à cause du mauvais humour de certains. J’en tiens pour preuve ce qui est arrivé à mon père, et cela par ma faute. Vous conviendrez qu’il n’aura pas perdu de son charme avec les années, mais je me sens toutefois responsable de cette altération qui lui donne l’éclaircissement des sages. Et si aujourd’hui les cheveux de mon père ont changé, mon humour reste toujours aussi médiocre.
Ce jour-là, je devais avoir 14ans, mon père avait eu une journée quelque peu difficile, et un membre capillaire, engoncé par une soudaine frayeur, avait abandonné son éclat. Vous savez ensuite comment cela se passe habituellement. La masse capillaire, dans son ensemble, par haine classique de l’inconnu, surtout quand ce dernier ne porte pas les mêmes couleurs, s’écarte du porteur éclairé, et lorsque le soir, l’homme rentre en famille, sa femme attrape l’intrus de deux doigts experts, et le retire d’un coup sec.
Sauf que l’adolescent insupportable que j’étais, cherchait alors à détourner son propre ennui aux dépends des autres. Ce même gamin détestable avait appris la magie des cartes pour se donner une contenance et s’affirmer à lui-même qu’il était plus malin que le reste de la planète. "Choisis, une carte, pif-paf-boum, la voici dans ta culotte" : il n’en faut pas plus pour se sentir le maître du monde.
Cette fois, l’idée faramineuse qui valut à mon père de vieillir finalement, c’était de me faire passer pour mort. Une riche idée qui m’était venue alors que j’arrachais les peaux de mes lèvres gercées. Je me mis à saigner abondamment, et ne voyait en cet évènement que l’occasion de faire une bonne farce à mon père. Je l’entendis garer sa bicyclette au rez-de chaussée, ni une ni deux, je courus vers les escaliers en faisant un bruit d’enfer, puis m’installai sans un bruit dans une posture improbable, le sang coulant depuis ma bouche, et sur mes habits.
Après quelques marches, une porte menait aux escaliers dans lesquels je m’étais préparé à une franche rigolade.
La voix que j’entendis n’était pas celle de mon père. C’était lui, mais comme si la vie elle-même l’avait déserté. Une voix faible et étouffée. Je crus un instant que c’était lui qui était en danger. J’ouvris les yeux immédiatement. Ce que je vis alors reste encore aujourd’hui figé dans mon esprit. Ses yeux étaient paralysés, son visage tombé. Je venais de donner dix années de rides à mon père. Je réalisai à quel point je lui avais fait peur. L’espace d’une seconde je me suis retrouvé à sa place, comprenant la terreur que pouvait être celle de découvrir un enfant blessé. Je pris à mon tour mes dix années, non pas en rides, mais en sagesse. Je pris mon père dans mes bras, essayant de me justifier avec des explications inutiles. « C’était une blague ». Lui, me repoussa, encore trop abasourdi. Il ne pensa même pas à me gronder.
Je ne sais pas aujourd’hui si mon père se souvient de ce jour qui est resté dans mes souvenirs. J’éprouve encore aujourd’hui cette frayeur immense, lorsque je revois son visage livide certains soirs de mélancolie. Mais je m’éloigne de mon premier propos.
Mon action n’avait pas manqué d’avoir un effet direct sur les cheveux de mon père. Le seul cheveu blanc, qui avait déjà éprouvé la peur le jour même, resta le seul à ne pas trembler face à l’évènement. Devant un tel exemple de dignité, certains poils motivés par leur propre pusillanimité, ou par un élan de juvénilité radicale, rejoignirent la blancheur du premier installé. Et c’est ainsi que, plus nombreux, les blancs s'imposèrent une minorité respectable. D’abord, les cheveux restèrent entre eux, sans mélanger les deux races opposées, mais petit à petit, les métissages apparurent. Or, l’allèle blond, noir, ou roux que peut porter le gène du cheveu, est récessif par rapport à celui qui code la couleur blanche. Vous comprenez donc qu’il est normal que celui-ci s’impose avec le temps.
Je vous remercie de m’avoir lu avec attention, j’espère que mes savoirs auront pu faire reculer la vieillesse et que nous serons tous désormais atten-tifs, n’est-ce pas, à nos cheveux. Je porterai dorénavant toutes mes préoccupations sur les autres symptômes de la vieillesse.
Sur ce, je vous souhaite une très bonne journée.
Beaucoup de clairvoyance et d'humanité dans ce texte, qui m'a saisie d'effroi en tant que mère. Je pense que je me serais aussi figée à cette vue! Quant à la venue du cheveu blanc, cela s'appelle la "canitie",est une perte progressive de coloration due à une diminution de mélamine, oui la même que pour le bronzage ...le bronzage marche encore couramment avec l'âge, mais bizarrement pas la coloration naturelle du cheveu, à investiguer mon cher Watson...
· Il y a plus de 11 ans ·eleanor-gabriel
Merci à tous pour vos commentaires ! Rivale, j'ai lu un texte de toi que tu as mis en pièce jointe, et écouté la musique. Même si je n'arrive pas à faire le lien entre ton texte, la musique, le mien, j'ai beaucoup apprécié. Le texte a des airs de "Mort à Venise", avec le fantôme de ce tsunami qui rôde autour de tes vacances. Est-ce que cette musique te fais voyager ? te fais revenir dans tes souvenirs ?
· Il y a plus de 11 ans ·Léo Noël
Très joli texte, qui nous apprend que même si on ne peut éviter l'arrivée de ces sacrés chevaux blancs, rien ne sert de la précipiter!!! :)
· Il y a plus de 11 ans ·suzelh
Très bel écrit !....On est tenu en haleine du début..je dirais même du titre(sourire) jusqu'à la fin....Je ne m'attarde ici que sur le délice de cette écriture à l'âme émotionnelle ..si chargée....Bravo !
· Il y a plus de 11 ans ·Au plaisir de vous lire....encore...
regalline
J'ai bien aimé ! J'ai subi cela de la part d'un proche, d'un ex, ex parce qu'il n'a pas compris à ma réaction...
· Il y a plus de 11 ans ·Pour ma part, les premiers cheveux argent sont arrivés à 30 ans, arrachés un à un... et un jour, ils furent si nombreux que je les cachais, mais eux si forts réapparaissaient aux racines. Vaincue, je leur ai rendue leur liberté et leur belle couleur argent !!
Merci pour ce joli texte qui nous replonge dans nos souvenirs...
brune-el
Il est des farces qu'il vaut mieux ne pas faire. Vous aurez eu au moins une belle preuve d'amour de votre père. Texte à suspense joliment écrit.
· Il y a plus de 11 ans ·Pour ma part, j'ai eu mon premier cheveu blanc à 46 ans et je me suis dit que c'était le commencement de la fin. Bien à vous, Régine
rivale
Cette démonstration à coups de parallèles et d'allèles est édifiante. J'en ris encore et...et, oh ça alors, un de mes cheveux blancs essaye de faire des adeptes !
· Il y a plus de 11 ans ·Bravo. De l'humour et un poil de douce nostalgie...
Mathieu Jaegert