Travaux d'approche
victoria28
Ce soir là Myriam faisait un dîner. Quand elle m’avait invité elle avait dit qu’il y aurait sa copine Hillary, une fille qui venait de Chicago, célibataire elle avait précisé. « Et puis il y aura Jacques, tu sais ». Elle disait Jacques tout simplement comme si c’était n’importe qui alors que Jacques c’était un acteur assez connu, un peu sur le retour déjà, mais qui avait tourné avec Sophie Marceau tout de même, un trophée qu’ils se gardaient pour les grands soirs. Je l’avais vu dans un film ou deux. Toujours à jouer des rôles d’intello ahuri, un peu bellâtre, un peu tyran. Je n’étais pas fan.
Dans la vie il était pareil, le genre à cabotiner, avec des mots précieux plein la bouche et des idées absurdes qu’il triturait dans tous les sens pour se faire mousser. La peine de mort. Domenech. Les mères porteuses. Plus c’était polémique et plus ça l’excitait. L’Américaine était assise à côté de moi et elle riait dès qu’il ouvrait la bouche. Elle avait un décolleté qui distrayait les voisins. Alors quand elle a parlé de la clope et des gens qui fumaient dans les cafés malgré l’interdiction, ça a eu sur lui un effet quasi-orgasmique.
« C’est bizarre, disait la fille. C’est tellement anachronique.»
Il s’est dandiné sur sa chaise.
« Mais la France est un pays anachronique », il a dit en détachant les syllabes. Il a attendu que le silence se fasse pour poursuivre. « Une survivance, une anomalie, et le pire, mademoiselle, le pire est qu’elle ne s’en rend même pas compte. Parfaitement. La France parle de modèle, mais la France est un pays en voie d’extinction. Vous voulez savoir pourquoi ?». Il avait baissé la voix. « Parce que a France est un pays qui ne baise plus, qui ne jouit plus, qui ne vit plus ! »
Ce type parlait avec des italiques plein la bouche. Toute la table s’est mise à rire. J’ai fini mon verre.
« Je vois pas le rapport, j’ai dit. Je veux dire, avec la cigarette ».
Il a eu l’air de découvrir ma présence. C’est vrai que je n’avais pas ouvert la bouche encore. Je ne sais pas ce qui m’avait pris. Il m’a regardé de haut en bas, avec un mélange de mépris et d’excitation.
« Le rapport, mon cher, c’est que la cigarette est le symbole de cette débandade. Interdisez la cigarette, et les gens se remettront à copuler comme des lapins».
Il s’est penché vers moi, les doigts roulant une clope imaginaire.
« Interdisez la cigarette, et la France aura résolu ses problèmes ! »
Hillary à ma droite gloussait, en montrant ses dents bien alignées. Il faisait chaud sous les lampes. J’ai dit:
« Parce qu’ils n’auront rien de mieux à faire?
– Parce qu’ils en auront de nouveau envie. Vous trouvez ça aphrodisiaque, vous, l’odeur de cendre froide ? Ca vous plaît ? Oh ! je sais ce que vous allez dire. »Il embrassait du regard la table où personne ne mouftait. « Chacun fait bien ce qu’il veut. On ne gêne que soi ». Il ménageait un silence entre chaque phrase. « Mais fumer, mon cher, c’est comme ne pas mettre de déodorant. C’est légal, mais on pue ».
Il y a eu des oh dans l’assistance. J’ai haussé les épaules. L’autre continuait son one-man-show.
« Et puis embrasser une bouche sentant le tabac, excusez-moi, mais autant lécher directement le cendrier. Vous savez que cette odeur… les études sont formelles. Les femmes y voient un tue l’amour absolu. Et voyez-vous, pas de préliminaires, pas de passage à l’acte ».
Il avait pris un bout de pain qu’il roulait en boule. Il me regardant par en dessous.
« Ouais, j’ai dit. C’est une conception des préliminaires.
– Non ?
– Je sais pas. Moi les travaux d’approche, je les fais autrement.
– Je vous vois venir. La cigarette facilite les contacts, vous avez du feu, et gnagnagna…. toutes ces ruses d’adolescent mal dans sa peau… vous m’autoriserez à trouver ça un peu pathétique».
Je l’ai laissé piailler une minute.
« Je ne parle pas de ça, j’ai dit.
– Alors ?
– Alors l’odeur de dentifrice, moi, je la garde pour plaire à mon dentiste. Quand je rencontre une femme, ce que je vois c’est pas la marque de son savon. C’est son regard. Son allure. Le charme, quoi. Ca compte encore. » Ma voisine approuvait de la tête. « Une femme avec une cigarette à la main, c’est fort. Vous savez, le petit geste quand on penche la tête vers le briquet. La fumée qui monte, tout ça. C’est fort.
– Comme les putes près de leurs camions ? »
Il disait, « les putes ».
– Ouais. Je pensais plutôt aux femmes au cinéma. Comme Marlène Dietrich dans l’Ange bleu, comme Romy Schneider chez Sautet, comme... »
Je cherchais des exemples dans le cinéma américain, mais je ne trouvais rien, parce que je l’avais vu sourire à mon évocation des actrices. Mais je savais que j’avais raison.
« Il n’y a pas que les femmes, j’ai dit. Regardez Gérard Philipe. Regardez Bogart. Vous avez jamais voulu leur ressembler ? » Je m’enfonçais. « Si tout le monde fumait, tout le monde serait un peu un sex-symbol.
– Votre foi dans la grande machine à rêves m’emplit de gratitude. Mais vous savez quoi ? » L’autre parlait comme on parle à un enfant attardé. « C’est que du cinéma ! C’est pour de faux ! »
La galerie s’amusait. Il était lancé.
« Vous savez que la cigarette a des effets désastreux sur la libido ?
– Bof.
- Bof?
- C’est peut-être le contraire. Moi je crois que c’est les fumeurs les meilleurs coups. C’est logique, hein. Tant qu’à griller la vie par tous les bouts…
– Vous me montrerez ? Non, ça m’intéresse, parce qu’il y a eu des études là-dessus. Sur la fertilité en général d’ailleurs ». A nouveau il chuchotait, jetant des regards de conspirateur autour de lui. « La qualité de l’éjaculat s’est considérablement dégradée ces trente dernières années ».
Il s’est rejeté en arrière. Il scrutait son effet. Puis il a repris d’une voix normale.
« Il est de notoriété publique que la nicotine est une cause majeure d’impuissance masculine. »
J’aurais mieux fait de la fermer.
« Y a pas que la mécanique, j’ai dit.
– Que voulez-vous mon cher, quand ça ne marche pas, ça ne marche pas. Si personne ne fumait la consommation de Viagra serait en chute libre. Et vous savez… » il s’était mis à grimacer. « Il est prouvé que les fumeurs ont un sérieux problème d’oralité.
– De quoi ?
– D’oralité. Vous ne vous êtes jamais interrogé sur la forme phallique de la cigarette ? Fumer, c’est sucer, c’est téter. Stade archaïque de la sexualité. Et signe de graves dysfonctionnements de la vie… intime, disons ».
Il nous regardait la fille et moi avec un air entendu. Je me suis mis à rire.
« Les clopes, il y a des blondes, des brunes. C’est comme les femmes. Si c’est ça que vous voulez dire je suis d’accord.
– Pas exactement.
C’était un peu gros, quand même.
« Parce que vous croyez que les obsédés de l’hygiène, ils ont pas un petit problème avec leur zizi ? Tous ces talibans anti-clope, là. Ca les dégoûte pas un peu de se retrouver si près de quelqu’un d’autre quand ils doivent se mettre au lit? »
Bon sang, ce type avait roulé des palots à Sophie Marceau et j’étais en train de l’accuser d’avoir des problèmes de cul. Je n’y croyais pas moi-même . Je me suis mis à bafouiller.
« Oh, je parle pas de sucer ou de téter, comme vous dites. Ils doivent pas souvent se mettre dans la bouche des trucs pareils. Comment vous expliquez ça la fixette sur la cigarette ? Je vais vous dire, moi. Si tout le monde fumait, c’est qu’il y aurait moins de frustrés. Moins de tueurs en série, tiens, et de dictateurs. Si tout le monde fumait, on serait plus pacifistes ».
Ca faisait longtemps que je n’avais pas tant parlé et j’avais la voix qui déraillait un peu. Jacques avait rejeté la boulette de pain noirâtre et il tapotait la nappe de ses ongles bien coupés.
« Cracher sa fumée dans la gueule du voisin comme symbole de paix universelle, il faut quand même oser.
– Moi ça me semble logique. La cigarette, c’est comme le reste. Je veux dire, on commence par le terrorisme anti-tabac, et après, on s’arrête où? Vous allez contrôler dans les calebars aussi ? Le lit des gens ? Avec la position du missionnaire obligatoire, et des inspecteurs pour noter tout ça? Ca fait pas très envie, votre affaire. Et je ne suis pas sûr que ça suffirait à… comment vous dites ? Résoudre les problèmes de la France ?»
A présent, c’était moi qu’Hillary regardait en riant.
« Monsieur fait de l’esprit, a dit Jacques.
– Non. L’esprit, moi je sais pas faire.
– Directement les travaux pratiques, hein ! »
Je n’ai pas répondu. Je n’avais rien à répondre. On se regardait et ça aurait pu dégénérer.
Alors la blonde est intervenue, avec son accent du Midwest.
« Vous parlez toujours autant avant de faire la sexualité ? »
Je n'avais pas vu ce texte. Enorme, comme toujours.
· Il y a presque 14 ans ·grenouille-bleue
OOH je viens de lire ça. Ton Jacques, c'est le pire de tous à mon avis ! A BAFFER ! Et (j'enfonce des portes ouvertes là), très bien écrit !
· Il y a presque 14 ans ·vicon
J'aime l'odeur de clope qui se dégage !!!
· Il y a presque 14 ans ·mls
Quel grand c-- votre Jacques ! très bien rendu votre texte. bravo !
· Il y a presque 14 ans ·sophie-dulac
"Ce type parlait avec des italiques plein la bouche." je trouve ça génial. La chute est divine. C'est ton one woman show à toi et il est de très très bonne facture ! Bravo Victoria !
· Il y a presque 14 ans ·leo
Belle rhétorique ! C'est vrai qu'il est puant ton Jacques :-)
· Il y a presque 14 ans ·nouontiine
Belle approche, dialogue très réussi.
· Il y a presque 14 ans ·yl5