Tu ne m'as pas ouvert les bras

polluxlesiak

Tu ne m'as pas ouvert les bras.

Je m'y étais préparé, tu sais. J'avais cent fois imaginé cette scène dans ma tête, ce moment de nos retrouvailles, l'instant tant attendu où nous serions à nouveau toi et moi face à face.

La dernière fois, t'en souviens-tu ? Tu m'as fait promettre que je reviendrais ; et tu m'as juré que tu m'attendrais. Je t'ai crue – je n'ai pas eu tort. Ce sont tes promesses, à toi, qui étaient peut-être imprudentes. Moi, il fallait que je parte, le devoir m'appelait, la France, belle et noble cause que j'avais promis de défendre m'appelait à une nouvelle mission. Tu avais longtemps espéré que je la laisserais tomber, la France ; que je te choisirais, toi. Et puis, avec les années, tu as compris qu'il n'y avait rien à faire. L'armée, c'était ma vie ; toi aussi, tu étais ma vie – ce n'était pas incompatible, je t'ai demandé de le comprendre et tu t'es forcée à me faire croire que tu l'avais admis.

Peut-être me suis-je trompé moi-même ; il est un peu tard maintenant pour le réaliser.

Ce jour-là, celui de mon départ, tu as pleuré, et nous nous sommes serrés fort, si fort dans les bras l'un de l'autre que j'ai gardé en tête, longtemps après, le souvenir de ton parfum, et celui de la forme de ton corps, comme un moule inversé, au creux de mes bras.

Je n'ai pas eu besoin d'emporter de photo de toi. Ton visage était imprimé dans ma tête ; il l'est toujours, tu sais. Ne pleure pas. Arrête, s'il te plaît.

Ma mère a refusé de m'accompagner à la base. Trop d'angoisses à venir pour elle qui commençait déjà à les vivre au plus profond de sa chair alors même que j'étais encore là. On n'est pas fier d'avoir un enfant soldat, a-t-elle toujours répondu à mon père quand il tentait de l'apaiser. On a peur. Jour et nuit, on tremble, jusqu'au retour de son petit, et même ce jour-là, parfois, on sait qu'on n'arrêtera jamais d'avoir mal.

Je sais qu'elle me l'avait dit. Je ne l'ai pas écoutée. Mais un homme de vingt-cinq ans n'écoute plus sa mère – quand bien même sa voix serait celle de l'instinct, ou de la raison.

Il y a eu l'exaltation des premiers jours. Se sentir attendu, et puis utile, et malgré la peur, cette peur constante, qui te prend aux tripes, être là pour ceux qui ne savaient plus vers qui se tourner, c'est quelque chose d'unique – et qui me manquera, aussi. On a les regrets que l'on peut, qui sont parfois utiles pour masquer les colères.

Ne dis pas que cela ne compte pas : je sais que tu aurais été fière de moi si tu avais pu me voir là-bas. Te l'ai-je dit ? Chaque matin, mes pensées au réveil me ramenaient vers toi. Et tu ne les quittais pas jusqu'au soir. Chaque jour j'ai accompli mon devoir avec conscience mais aussi avec amour, oui, amour de toi, qui m'avais laissé venir ici parce que tu savais que je n'aurais pas pu refuser l'aide qui m'était demandée, que je n'aurais jamais su accepter un autre job, plus sûr mais bien trop fade, et que partir était pour moi l'indispensable souffle vital qui me permettrait, à chaque fois, de te revenir plus fort.

J'ai été trop fier, trop exigeant ; j'étais un gamin de dix-neuf ans qui ne voulait pas d'un destin sans saveur. Là-bas, j'ai trouvé du goût – mais ça a été celui du sang.

Je me dis parfois que la France a compté sur moi, et que je ne l'ai pas déçue. Que nous avons réussi chaque mission qui nous a été donnée. Que l'erreur, la faute, c'est à la malchance que je la dois. Pas à une défaillance – ni de mes hommes, ni de moi-même.

Cette grenade qui a explosé au bout du fusil, c'était imprévisible. On nous dit que le matériel est sûr. Mais il ne peut être testé systématiquement. Il y a des ratés, comme pour tout. Une erreur de montage, une goupille mal calibrée, que sais-je. Et peu importe à présent.

Crois-tu vraiment que si je n'étais pas parti, elle ne m'aurait pas rattrapé, la malchance ? Qu'est-ce qui te dit que je n'aurais pas été happé par un camion, que je n'aurais pas été éjecté de ma moto, que je ne me serais pas fait exploser un barbecue au visage ? Je ne sais pas si c'est une façon de me protéger, mais c'est ce que je me dis : c'était écrit. À nous maintenant de faire avec. À nous – à moi, surtout. Je l'ai compris, tu sais. Je ne te vois plus, mais je te devine.

Un type de l'Ambassade est venu, le jour de mon départ. Il s'est approché de moi, m'a posé la main sur l'épaule et a dit : Vous avez fait votre devoir, Soldat. La France vous en est reconnaissante. Soyez fier de vous, comme elle l'est aussi. J'ai détourné la tête. J'ai attendu qu'il s'en aille. La France est fière de moi.

Et toi … Es-tu fière de moi … ?

Pardon pour cette question, je ne voulais pas. Ne pleure pas. NE PLEURE PAS !! Ou je ne vais pas pouvoir, moi, retenir ce flot de larmes et de colère qui bout, juste là, tout près, sous mes paupières définitivement cousues.

Je vais rentrer, maintenant. Mon père attend dans la voiture, derrière moi. Il attend que je lui fasse signe, et il viendra me chercher.

Tu viendras me voir à la maison ? Maman t'a toujours aimée, tu le sais.

Je t'entends pleurer. Et c'est peut-être mieux que je ne puisse plus voir le mal que je t'ai fait.

Je vais partir. Laisse-moi juste poser ma bouche sur tes cheveux.

Tu ne m'as pas ouvert les bras.

Peut-être de crainte que je ne sache que faire des deux moignons qui remplacent les miens.

  • Et moi je t'ai trouvée ici par un petit jeu de piste venant de Facebook ;-) après avoir bien vérifié les avatars! Je ne voulais pas faire de gaffe! Il est vrai que la nouvelle interface de WLW est bien plus agréable, et ce petit concours , bien tentant.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Neige 13 mars 2013 007

    Frédérique Panassac

  • "Il y a presque trois ans" dit le site! WLW cachait décidément bien des merveilles. Il me fallait les découvrir.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Neige 13 mars 2013 007

    Frédérique Panassac

    • Il m'a fallu 3 ans, à moi, pour y revenir et j'y découvre des tas de commentaires tout à fait de nature à me remotiver quand la foi n'y est plus... dont les tiens :-) alors MERCI Frédérique et bonne lecture (il y en a encore pas mal ;-))

      · Il y a environ 11 ans ·
      Manegeenchante06 orig

      polluxlesiak

  • Que dire ?
    1) Sentiment de culpabilité car je m'étais promis de commander toutes vos oeuvres, Madame Pollux, et que je ne l'ai toujours pas fait, par flemme et par négligence, honte à moi car j'adore TOUT ce que vous écrivez, je me le note et je commande vos oeuvres complètes dès demain.
    2) Sinon, et à part ça, ce texte me parle , du fait de mon histoire personnelle, et outre le fait qu'il est comme à votre habitude magistralement narré,
    2) J'avais commencé à rédiger un long commentaire concernant le fond de votre propos, mais je me rends compte qu'il ne présente d'intérêt que pour les rares accompagnants des rescapés des faits de guerre.
    Que peut exprimer à sa famille celui qui a fait le choix de se sacrifier à son idéal et en revient vivant, mais diminué, à charge pour elle ?
    Dur sujet.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Default user

    no1

    • Hello no1, apparemment tout le monde procrastine, et moi j'aurai mis 2 ans à découvrir ce commentaire qui me touche énormément... Merci !!
      J'ai pas mal écrit depuis, et publié un recueil, s'il vous fait envie on doit pouvoir se joindre en privé... D'ici là encore merci et à bientôt peut-être ...

      · Il y a environ 11 ans ·
      Manegeenchante06 orig

      polluxlesiak

  • J'aime, très beau et douloureux, aussi frais et rafraichissant qu'un tartare aux fines herbes un grand jour d'été, bravo ...!

    · Il y a presque 14 ans ·
    Cover ok orig

    Remi Campana

  • Ca faisait un moment que je me disais, "j'aimerai bien lire un nouveau texte de Pollux", voilà qu'il arrive quelques jours avant noël. Toujours dans la même veine, superbe.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Mn 35 orig

    lapoisse

    • Hé bien salut Lapoisse, j'aurai mis 3 ans à lire ton commentaire :-) mais j'en suis tout autant ravie :-)
      Je viens d'ajouter un nouveau texte alors, si tu es toujour dans les parages, ne te gêne pas pour me donner ton avis... A bientôt !

      · Il y a environ 11 ans ·
      Manegeenchante06 orig

      polluxlesiak

  • Très touchant et très bien écrit. On s'attend à la chute mais on tremble quand même jusqu'au bout, jusqu'à la révélation. Bravo.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • !!! Coup de coeur

    · Il y a presque 14 ans ·
    Arbre orig

    pointedenis

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