Une macabre découverte...

gordie-lachance

Quelque part dans le Delta du Mississipi,

au milieu du vingtième siècle.

Caddy déposa sa canne contre un cyprès chauve et s’assit en serrant les dents. Durant toutes ces années passées dans le marais, l’humidité avait patiemment pourri ses articulations. Mais ici, au moins, il avait la paix. Les moustiques assoiffés de sang et les alligators du Delta n’étaient pas exactement les compagnons rêvés pour passer un dimanche en famille...

Il cala son dos contre une racine et lança le fil dans l’onde mouvante. Le bouchon de liège, qu’il avait soigneusement effilé et coiffé d’un petit bout de chiffon rouge, tournoya quelques instants entre les lentilles d’eau puis se redressa fièrement.

Caddy aimait rester ainsi, bougeant juste le nécessaire pour ramener sa ligne quand elle allait se perdre dans les jacinthes d‘eau, ou quand le bouchon se couchait sur le côté par manque de fond.

Il suivait le manège indolent d’une tortue marine depuis un bon moment, lorsqu’il s’endormit sans même s’en rendre compte.

Sous la surface, le marais poursuivait sa vie feutrée et mystérieuse, charriant ses boues et ses limons dans un   imperceptible mouvement, exhalant ses gaz dans des bouillonnements brefs et silencieux. Il berçait tendrement dans son sein une multitude grouillante, livide et indifférente aux nuages qui pressaient au-dessus d’elle leurs masses vaporeuses, de plus en plus colossales.

Ce fut la pression insistante de la canne contre sa cuisse qui arracha Caddy au sommeil. Il frissonna, car l’humidité de la terre commençait à s’installer dans ses reins. La lumière avait diminué et changé d’aspect. Elle avait troqué sa douce évanescence contre une carapace de reflets métalliques. Le crin espagnol ne se balançait plus aux branches du cyprès avec une langueur féminine, il y pendait sinistrement comme une chevelure de spectre. La surface du marais, battue par un vent capricieux, se morcelait désormais en une infinité de vaguelettes. La pluie approchait.

Il empoigna la canne et la souleva avec humeur, sachant bien à quoi il devait s’attendre. Car les poissons ne tirent pas de cette façon. Ils donnent des à-coups brusques et anarchiques, ou se précipitent désespérément vers le large jusqu’à casser le fil ou remonter d’épuisement. Mais ils ne vont pas se perdre ainsi dans les racines.

Non, il devait plutôt s’agir d’une branche gorgée d’eau ou d’une charogne d’animal poussée par le courant. Une fois, Caddy avait dû lutter pendant près d’une demi-heure, et même descendre dans les flots jaunâtres pour décoller une boîte de conserve fichée dans la vase et la ramener jusqu’au bord. Il détestait par-dessus tout le contact du liquide tiède et sableux contre ses mollets.

Il songea un bref instant à couper le nylon au ras de la surface et à rentrer chez lui, mais il n’était pas assez riche pour se permettre d’abandonner du matériel d’aussi bonne qualité à la marée. Tout en pestant intérieurement, il se leva et secoua la ligne vers la droite, puis vers la gauche, sans le moindre résultat. Le fil se tendait comme une corde de guitare, le scion ployait en sifflant méchamment, mais le bouchon ne bougeait pas d’un pouce. Il s’obstinait à stagner entre deux eaux, offrant au regard une image tremblante et rompue de lui-même, tandis que le vent qui grandissait par saccades se mettait à projeter des éclats liquides jusque sur la berge.

Caddy leva brièvement les yeux et vit la lourde procession des nuages qui se bousculaient, cherchant la meilleure place pour déverser leurs trombes. Il lâcha un juron et décida qu’il était grand temps de presser le mouvement. Il ramena la canne à lui, enroula un peu de fil autour de son index et le tendit jusqu’à l’amener à la limite de la rupture. Si la chose qui était au bout devait lâcher, ce serait maintenant ou jamais...

Elle céda. De la largeur d’une main.

Caddy, à qui le fil de nylon transmettait des impulsions, comme l’aurait fait le fil d’un télégraphe, crut la sentir jusque dans son bras, se déplaçant mollement sur le fond spongieux. Il tira de nouveau et gagna encore un peu de distance. Mais quoique cela pût être, c’était trop gros pour être ainsi ramené sur la berge. Il fallait changer de méthode.

Il libéra son index rouge et gonflé, sortit son couteau et entreprit de tailler une branche de cyprès assez longue et épaisse pour lui servir de gaffe. Quand il eut terminé, il l’élagua grossièrement, laissant juste dépasser quelques rameaux à son extrémité, et la plongea dans l’onde bourbeuse. Il dut peiner de longues minutes avant d’accrocher fermement la chose et l’amener à se rapprocher de la berge. Elle le fit presque brusquement, malgré l’épaisseur de la masse liquide. Comme si elle avait finalement accepté de ne plus retomber sur elle-même, pour rouler sur le côté. Il y eut un court bouillonnement à la surface, suivi de près par un épais brouillard sous-marin couleur de brique.

Dès que le nuage de limon fut retombé, Caddy remarqua les motifs du tissu, plutôt ordinaires : de larges carreaux noirs et blancs, identiques à ceux qu’on utilisait si souvent pour les chemises de travail. Une chemise pleine de boue, c’était ça. Quelqu’un l’avait perdue dans l’eau, et avait négligé de la repêcher. Probablement un type de la ville terriblement pressé, ou qui vivait au-dessus de ses moyens. Ou alors, une bourrasque avait emporté la chemise et l’avait lancée dans les flots... c’était ça... c’était forcément quelque chose comme ça.

La main de Caddy s’était mise à trembler sans qu’il s’en rende compte. Sa salive s’était figée dans sa bouche.

Il tira un coup sec sur la branche, pour la ramener à la surface et essayer de décrocher son hameçon, sans s’imaginer un instant qu’elle allait de nouveau accrocher la chemise –ainsi que la chose inconcevable qui « était » à l’intérieur.

Il ne s’imaginait pas non plus que les carreaux noirs et blancs allaient se mettre à pivoter, sinon il ne l’aurait pas fait. Grands Dieux, non !

Il observa froidement leur mouvement, et comprit à sa régularité que le tissu était tendu sur une forme solide et compacte. Il ne flottait pas au hasard des impulsions d’une masse indistincte, changeante. Il contenait autre chose. On pouvait même supposer que la chemise avait contenu quelque chose avant de tomber dans l’eau...

Et qu’avait-elle bien pu contenir d’autre que le corps d’un homme ?

Mais un homme ne pouvait pas vivre sous l’eau, évidemment. En tout cas, pas aussi longtemps.

C’était donc qu’il devait être, forcément...

Il sentit son sang se glacer dans ses veines.

Le vent tournait à la tempête. Ses rafales cinglaient les arbres, enfonçaient les nuages et brassaient d’énormes colonnes d’air qui frappaient le marais en rugissant. Tout semblait vouloir se tasser, se recroqueviller pour échapper à son inexplicable fureur.

Caddy laissa tomber sa canne et frissonna encore, d’une bien mauvaise façon.

«  Je vais finir par être malade, si je reste là », se dit-il dans un sourire qui découvrit ses dents jaunâtres.

Mais le pire devait encore arriver.

La chose qui se trouvait dans la chemise avait continué son travail de rotation, certes plus lentement, mais tout aussi sûrement, pendant que Caddy remâchait stupidement des idées sans suite. Une autre chose apparut alors, pas franchement différente de la première car tournant de la même manière, avec un peu plus de légèreté peut-être. Vraiment très sombre –Cela il le voyait très nettement, bien que la surface de l’eau se fut transformée en un million de morceaux de verre-, quasiment aussi noire que les carreaux de la chemise, quoique d’une nuance différente.

La rotation s’arrêta brutalement, causant un nouveau remous, un nouveau brouillard liquide. Caddy se dit dans un songe qu’avec cette saleté de temps, le limon allait venir de partout et envelopper ces formes pour un bon moment. Que le cauchemar serait enfin fini, qu’il pourrait s’arracher à sa contemplation hébétée... mais un bourrelet d’eau limpide, poussé par les bourrasques, aspira le limon.

Des vents haineux déchiraient les nuages venus du nord, les cyprès s’agitaient en glapissant comme des chiens battus. L’air malsain du marais était saturé de clameurs.

Soudain, Caddy vit les yeux, et il comprit qu’il n’avait plus aucune chance de s’en sortir : deux globes délavés passant comme un éclair, dénués d’expression et de vie, mais donnant  à la chose l'apparence de la vie. En homme civilisé qui découvre en face de lui un congénère, Caddy faillit faire un signe de la main. Mais son bras retomba et il sentit la honte le submerger.

L’homme était mort, il ne pouvait lui répondre. Il se balançait dans les eaux infectes.

 « Je vois un cadavre qui se balance », pensa-t-il encore plus stupidement. « Dis donc, on croirait qu’il a fait exprès de m’effrayer, qu’il voulait me faire une très mauvaise farce. Ce n’est vraiment pas chic de sa part... »

Caddy commença à reculer dans un tourbillon de lichens et de brindilles. Il tremblait encore plus qu’une pouliche qui vient de naître.

La pluie arriva comme une explosion.

Les nuages avaient ouvert leurs entrailles, déversant sur ses cheveux, sur ses épaules, le long de son dos et de ses jambes torses, noueuses, de longues gerbes tièdes.

Il ramena sur son front une mèche décolorée, ruisselante, et courba la nuque, comme un employé timide quittant son patron après un entretien difficile. Il avait tellement peur que le cadavre s’accroupisse dans les eaux tumultueuses, les relents liquides de la tempête battant négligemment contre ses flancs... qu’il se mette à nager ou accomplisse n’importe quelle autre prouesse abominable... tellement peur !

Une brindille folle vint frapper sa nuque et électrisa Caddy de la tête aux pieds. Il se fendit même d’un petit saut ridicule, et cela le rendit triste au-delà du supportable. Ses membres s’animèrent alors, et il partit en trottant sur le sol détrempé, englouti par des monceaux de pluie amère.

  • Belle plume, la description de la nature et du sujet est prenante, on y est, bravo.
    Je vous ai mis une nouvelle "L'ombre" (1er chapitre) la suite est dans mes textes. Je ne mettais pas l'histoire entière car certain déplorais la longueur et ne voulais pas lire. Merci.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

  • Superbe vous avez une plume magnifique!!!!!!!!!

    · Il y a presque 12 ans ·
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    Amal Aghzaf

  • Vous êtes trop bons avec moi !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Yinyang

    gordie-lachance

  • Bon, il y a ensuite trois cent trente autres pages, mais pour les besoins de WLW j'avais légèrement élagué... serviteur...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Yinyang

    gordie-lachance

  • Excellent... vous utilisez des mots de manière tellement appropriée, on a des frissons, on sait ce qu'il va découvrir, mais pendant quelques instants, on doute. Au début j'étais perplexe, une histoire de pêcheur, ça ne me tente pas, mais au fur et à mesure, tout s'en va vers quelque part, quelque chose d'inattendu, vers une réaction humaine très bien récitée...

    · Il y a presque 12 ans ·
    Degas classe danse

    Ewelamb

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