Une plume dans le vent

lise-rose

Je l’avais trouvé sur Internet par le plus grand des hasards. Où aurais-je pu trouver un exemplaire si original? Il était ajustable, ne coûtait pas cher et était tellement laid qu’il faisait rire. Je n’avais aucun doute sur la qualité des matériaux utilisés. La description de l’article que le vendeur avait ajoutée à la photo inspirait confiance : « ce déguisement est équipé d’un souffleur électrique portatif et fonctionne sur piles». Avec celui-là, je devais gagner !

J’étais convié à une soirée déguisée organisée par mon club d’échecs. J’avais reçu l’invitation sous pli fermé non timbré. La soirée se déroulait à la Bécasse, café populaire du centre-ville. J’avais longtemps planché sur le thème : les animaux de basse-cour. J’aurais pu choisir le coq mais je n’avais pas le tempérament d’un conquérant. J’étais beaucoup moins mignon qu’un lapin et j’avais peur que le poids des plumes de l’émeu ne constitue un handicap. La dinde me paraissait un meilleur choix. Je m’étais entraîné à allonger le cou pour glouglouter et le résultat que je pouvais apercevoir dans le miroir de ma salle de bains me convenait.

La seule pierre d’achoppement restait la manière de me rendre à cette soirée. J’avais tout de suite écarté la possibilité de me changer sur place. Je voulais faire sensation et, à défaut de pouvoir faire entrer en jeu une jolie cavalière, je ne pouvais miser que sur l’étonnement suscité par mon personnage. J’avais envie d’être le roi de la soirée.

Je ne pouvais pas prendre ma voiture. Ma bedaine ne passait pas sous le volant et qu’aurais-je fait de mon croupion ? Je ne me voyais pas non plus faire appel à un taxi. Quel chauffeur accepterait de se farcir une dinde ? Il ne me restait plus que les transports en commun. Plutôt réservé de nature et peu habitué à délaisser ma voiture, j’avais hésité mais c’était une occasion en or de prouver que j’en avais dans le ventre.

Sur le trajet, j’avais eu assez de succès pour me motiver à poursuivre mon chemin. J’entendais des gloussements de tous les côtés. Certains osaient m’aborder pour me demander des futilités : l’heure, le nom du prochain arrêt, … D’autres passaient à côté de moi tout gênés, les yeux fixés sur le bout de leurs chaussures. Mais personne ne m’avait proposé son siège. Il est vrai que j’aurais occupé deux places et le bus était bien rempli. Après vingt minutes debout, je n’étais déjà plus très frais pour la soirée. Il faisait chaud et je suais des gouttes. Ma peau de substitution devenait humide et commençait à me gratter. Les substances chimiques s’attaquaient sans doute à mon corps.

Le cœur battant, et les rotules meurtries, je me sentais quand même prêt. C’était sans compter le coup de Jarnac qui m’attendait. A peine passé la porte d’entrée, j’avais compris que je m’étais transformé en véritable dindon. Je ne devais plus me fatiguer à imiter le cri ou la démarche de l’animal. J’étais le seul déguisé. Pire, j’avais dû me tromper de lieu. Mes camarades de jeux étaient introuvables. Je ne voyais que des hommes d’affaires en complets gris clair et des femmes en tenues de soirée et talons aiguilles. La place que je venais de prendre dans ce poulailler était dangereuse. Et je n’avais pas encore vu le loup ! J’aurais dû faire la poule mouillée et prendre mes jambes à mon cou. J’avais attrapé la chair de poule et je ne trouvais plus la force de bouger. Le loup venait d’entrer en scène. La farce avait mauvais goût. Mon patron s’était planté devant moi. Affolé, je regardais autour de moi. Un écran de projection dans le fond de la salle m’indiquait que je me trouvais dans une soirée caritative subventionnée par mon employeur. Les profits de la soirée allaient être reversés à une association qui luttait contre la faim dans le monde.

J’avais été berné par mes collègues qui, depuis des années, voulaient ma place à tout prix. Le loup n’y alla pas par quatre chemins : « Monsieur Loué, vous voilà bien déplumé. Je ne vous attends pas demain matin. » Le roi de la soirée avait été maté.

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