Une robe rouge sur la table (1)

C'est la sonnette qui m'a sorti de ma nuit. Ou plutôt de mon milieu d'après-midi selon mon radioréveil. Ça devait être il y a dix ans la dernière fois que j'ai picolé autant, je crois. Je ne sais plus rien ; envisager une réflexion est une torture … ma tête va exploser. Comme si Steve Gadd était enfermé dedans ; ça tape et pas qu'en rythme !

A la sonnette se mêlent des coups et des cris, je distingue mon nom…si je ne trouve pas la force d'aller ouvrir, ils vont défoncer ma porte.

« J'arrive ! », je grogne en enfilant mon tee-shirt à l'envers.

En me levant, j'ai fait affluer le sang dans mes tempes ... Steve repart pour un solo avec double paire de baguettes. Je manque de vomir à cause de la douleur.

J'ouvre. Face à moi, deux des 4 GENTLMEN : Gérald Euvrard, Nicolas Tavernier, (Ludovic Millier le 3ème et moi-même Etienne Nollan pour le numéro 4). Quand on a réalisé que nos initiales accolées formaient presque « Gentlemen », on devait avoir 15ans et on a décidé de monter un gang. En réalité on était surtout 4 ados boutonneux de la campagne qui essayaient de draguer les filles en piquant les voitures des voisins pour aller en boite. Voitures que l'on garaient devant la gendarmerie le lendemain matin, regagnés par la morale à mesure que le jour se levait et que notre alcoolémie redescendait. Belle époque !

Pour ce qui est des filles, ça a fonctionné : Gérald s'est marié avec Cécile, la fille du vendeur de tracteur, ils ont 3 moufflets insupportables. Nico avec Coralie qui vient de reprendre l'étude notariale de son père.  Ludo ne s'est pas marié mais a eu l'occasion de sortir avec presque toutes les filles potables des alentours (y compris Cécile et Coralie) et son boulot de commercial lui permet aujourd'hui d'élargir son rayon de chasse, avec l'aimable participation d'internet. Et votre serviteur, vient de se faire lourder par sa belle qui n'est autre que la fille du maire (toujours en activité et fonction depuis près de 30 ans !) avec laquelle nous devrons organiser la garde de la merveilleuse Valentine, 5ans bientôt et demi .

Je me suis fait lourder parce que « c'est pas toi, c'est moi qui ai besoin de me retrouver, pardonne moi » …autrement dit je ne sais pas pourquoi je me suis fait lourder.

Pour ne pas remuer le couteau dans la plaie, je l'ai laissée faire sa valise et s'installer dans la maison d'amis chez ses parents avec Valentine. Pas de scandale, pas de drame. Je ne voulais pas qu'elle soit malheureuse. Alors j'ai gardé le silence.

Au bout de quelques jours j'en ai eu plein la bouche du silence, plein la gorge… ça a noué un truc sous le plexus. C'était comme prendre un coup de poing dans le bide continuellement. Un matin sans faire attention, au lieu d'attraper mon rasoir, j'ai pris Mister Wiki, le pingouin en plastique de ma fille… Quand il a braillé « Mister Wiki, ton ami pour la vie ! » je me suis mis à chialer. 2h après le nœud était toujours là, mais au lieu de silence, dans la bouche j'avais de la colère : quel lâche ! Comment j'ai pu les laisser partir ? Et sans broncher en plus !   J'ai foncé chez ses parents.

Sa mère m'a dit, « tu sais Etienne, une femme c'est comme une plante, il faut l'arroser, changer la terre, …sinon elle fane et puis elle meurt …on lui a offert 10 jours au club, elles sont parties il y a 2 jours en Grèce. Prend le temps pour faire le point ».

De retour dans ma voiture, je ne savais plus quoi faire. Je réfrénais mon envie de vomir et les coups de poings dans le bide ont repris de plus belle. J'essayais de calmer la douleur en respirant lentement par le nez, comme elle, quand elle fait son yoga. Quelqu'un a toqué à la vitre. J'ai sursauté, il faisait nuit. Bordel, depuis combien de temps j'étais là ?!

« -Alors mon poulet t'es en panne ?!

-Merde Ludo tu m'as fait peur ! »Soufflais-je en baissant ma vitre. « Non non ça va, je …réfléchissais à un truc.

-Roh la tête que t'as !! Qu'est-ce qu'il y a ? Beau-Papa ne se représentera pas et tu brigues sa place ? Ahahahah

-Elle m'a quitté. Elle est parti avec Valentine », ai-je coupé.

Ludo il a cette capacité du rebond. Sans même qu'une ombre passe sur son visage, il m'a dit :

« -Soirée Gentlmen ! Laisse ta voiture ici, on file chercher Nico et Gérald et la première est pour moi ! Je connais pas d'autre remède quand on a le bide en vrac.

Comment il sait ? Il s'est jamais attaché à personne comment il peut savoir pour les coups de poing ?

GENTLMEN c'est un mot magique. Devenu naturellement un code d'alerte. Quand on convoque le passé c'est souvent que le présent déconne ou qu'il va changer irrémédiablement.

La 1^ère fois c'était pour l'enterrement de vie de garçon de Gérald. Ensuite, Many est mort. Many c'était le père de Ludo, mais aussi notre entraineur de hand. Lui qui nous avait formés, qui avait recadré notre « gang », qui nous avait fait monter en D2. Many c'était un peu notre papa à tous, alors les Gentlmen ont récidivé. Puis Nico s'est marié, moi aussi, les naissances se sont enchainées, Gérald a perdu sa mère …et enfin Ludo a trouvé un super boulot ; comme on savait qu'on n'enterrerait jamais sa vie de garçon, on a fêté son embauche comme s'il se mariait le lendemain. Une pure folie ! La version campagne provinciale de Very Bad Trip, pas très beau à voir… Gérald a volé un tractopelle chez son beau-père pour faire le Transformer et Ludo hurlait dans les rues qu'il avait besoin de « dégazer ses tubulaires ». C'est la braguette ouverte que les gendarmes l'ont arrêté après que le Transformer a anéanti le monument aux morts à la sortie du village. Après une nuit en cellule de dégrisement, nous avons dû, comme seule punition, promettre de ne plus organiser de réunion Gentlmen « dans le village ». Il fallait bien qu'il y ait un avantage à être marié à la fille du maire…

Jusqu'à présent on s'était tenu à carreaux

Le trajet avait été le même que les précédents : Ludo au volant de l'A3, Gé et Nico à l'arrière et moi la place du mort essayant vainement de me réjouir. La BO de nos trajets n'avait pas ou peu évoluée : Lou Reed, Bowie, Stones, Beatles, Joy Division, Talking Head et Nick Cave que l'on évitait dans les cas « Enterrements ». Il a silencieusement été entendu que le cas « Largage » excluait également l'australien de la playlist. A la place, Gainsbourg nous crachait, non sans une certaine mélodie, des « Son of a bitch » qui me rappelait que j'étais un con.