Veuve
Etaïnn Zwer
Tes lèvres en bouillie pure, écrasées sur ma bouche. Quelle heure ? Quel jour ? À peine si je me souviens que ça changeait parfois. Pas d’horloge, pas de montre, pas de diktat interne. Seul dans la pièce, enfermement d’amour.
Sous la folie des yeux clos, je reconstruis l’espace de notre rencontre. Je ne peux pas dire. Une fête qu’on appelle à soi, les conversations qu’on étudie comme une carte, les mots qu’on jette empilés comme du verre pour qu’on puisse voir dedans. La nuit s’engouffre dans ma peau, elle porte une odeur reconnaissable. Pourtant. La chose qui naît alors entre nous c’est une tyrannie. Je me couche déjà dans tes pas.
Froide devant le miroir où tu te remaquilles après l’interminable accolement des draps. Le refaire. Puis le moment infernal où tu remets tes habits de veuve, ton visage de veuve, ivoire parsemé. On est là depuis hier, depuis des mois. Trois fois par semaine. Toujours tu abandonnes l’ombre, pour vivre ; tu me renvoies au vide, au fantasme de mes mains serrées sur un mouchoir faible. Qui peut dire les heures perdues dans la contemplation des murs ? Entre les murs. Rêve d’Albertine. J’imagine chacun de tes gestes dehors. Me parvient la fêlure des cafés.
Plomb, dentelle. Je signe au bas de ton ventre avec ma bouche, ma seule monnaie précieuse. Embrasures. Mes mains me chuchotent des scènes de dévoration, elles courent mauvaises. Si je pouvais te croire. Ma demande est plus forte que des coups appliqués patiemment sur ton visage. Ni fourrure ni or pour alourdir mes mots, c’est la soif coupable qui te tient ici, dans la ronde de mon corps. Tu te proclames veuve, tu veux vivre, mais tu reviens toujours épouser mon sang.
La petite pièce me plaît. Certes c’est une miniature, et toute construite de manques, mais elle n’en est pas moins présentable. Je la meuble. Quelques songes en peinture. Je les place dans des cadres au-dessus de ma tête. Au moment où tu te noies dans mes bras, je les vois, ils nous jettent des œillades tardives. Et quand tu es trop longue à venir, je me tue par amour et je sème mes os dans des pots à tournesols. Je scrute leur pousse chimérique près de l’unique fenêtre qui donne sur un boyau de cour.
Je fume tes cigarettes, je porte ton odeur – colifichet indélébile. Vanité muette. Personne pour envier, jamais, nos silhouettes idiotes en découpe sur la pénombre. Combien j’aime ces chinoiseries, chasse de minuscules insectes noirs sur ta peau, curieuse nuit de terreur. Ces images thésaurisées témoignent pour moi, et dans leur fleuve je marche, assuré d’être vivant moi aussi. A intervalles irréguliers, sous le feu de ta présence. Avant que tu ne dévides l’instant passé par le chas meurtrier de la porte.
Courbettes fastes du montreur, je fais danser ma honte, frappe la mesure. Ogives tracées à même l’espace du lit, chant du tendre jeté dans la nuit mitoyenne. Oh guignol s’avance, va pour t’étreindre mais l’égratignure de mon visage contre ta nuque annonce le retrait du courtisan.
Tu donnes du poison à la dérobade. Alors j’embrasse tes pieds, anguilles à chair blanche, et j’attends l’obole après la singerie.
Il arrive que tu alignes sur le sol les objets miraculeux de tes escapades. Tournés contre moi. Nous les énumérons ensemble – boucher découpant la bête, femme ouvrant son sac. Aujourd’hui pas de petit calepin noir : ces dates, ces noms. Chapelet amer, des lacets pour mon cœur. Ce rite mélancolique se termine toujours par une rougeur à ton front. Je sais que tu cherches à construire des ponts.
C’est un désert. Peuplé d’émotions aveugles – petits chevaux tristes, été de bras inconnus, appartements solitaires où tu cherches de belles âmes changées en pépites d’or, planètes arpentées comme des jardins zen, seule ou à deux, dans le pli banal des corps qui te tutoient. Tu pleures, sept fois, dix fois par jour, je ne sais, c’est un plaisir que nous ne partageons pas.
Et le soir, des fantômes brutaux lèchent mes flancs, serrés dans ma poitrine, enroulés à ma gorge, ils tambourinent, ivres, et leurs yeux jaunes me tiennent éveillé. Je les dessine précisément, ils se battent, ils m’épuisent, ils forment un feuillage dense et peuplé. C’est un bivouac d’ombres.
Paysage avant effondrement.
Tu n’es pas venue. Tu ne viendras plus. Mon corps se raidit dans des parades oublieuses. Parfois je porte la jupe que tu as laissée là. Je mime ta main qui dessine un arc sur tes paupières renversées. Tu es veuve. Je suis pauvre, j’attends un parfum pour aiguiser mon cœur.
© TEXTE DÉPOSÉ, TOUS DROITS RÉSERVÉS
Et quand [elles] ne reviennent plus [elles] ne repartent plus.
· Il y a plus de 8 ans ·gondinet
Du grand art. Je vote avec grand plaisir.
· Il y a plus de 14 ans ·bibine-poivron
J'aime beaucoup! Coup de coeur!
· Il y a plus de 14 ans ·ko0