la chaleur
jones
La chaleur écrase la ville. Une chaleur sale et poussiéreuse qui fait se parer les rues de parfums étouffants. Elle enfante ce genre de matin où il semble que la nuit a servi de refuge copulatoire aux déchets plastiques, où leur nombre a cru sensiblement dans un entrebâillement ensommeillé. Toute ma ville est maintenant éclaboussée de sacs errants, de verre brisé, de journaux gras, de canettes en métal et de cette joyeuse décharge poussée par le vent qui s’accroche aux grilles des jardins, aux branches des arbres, dort dans les caniveaux comme dans un ruisseau continu.
José marche vers sa destination sans prêter attention à ce fatras. De temps en temps, il croise quelqu’un qui sautille par-dessus une canette, un autre qui fait un détour pour éviter une poubelle trop odorante. Comme tous les matins, José boit son café chez Mousse, son copain d’enfance. De sa table posée sur le large trottoir, il peut voir la circulation sur l’avenue qui traverse le quartier. Des millions de voitures, des milliers de matins, des centaines de visages connus et inconnus pour autant de sourires convenus, de paroles ad hoc et de conversations en trompe l’œil. Parce que tout ce qui intéresse José, ce sont les oiseaux. D’ailleurs, en levant la tête, il aperçoit trois, puis quatre hirondelles qui courent comme des gamins dans un ciel sans nuages. Du plus loin qu’il s’en souvienne, il n’a jamais quitté cette ville, ma ville, transpercée en son cœur par des autoroutes comme les flèches plantées dans le cœur du supplicié. Si, à bien il réfléchir, quand la mémoire s’en mêle, il y avait bien ces quelques virées chez l’oncle qui habitait à une trentaine de kilomètres, des dimanches de fêtes et de rires dans le jardin de cet homme qui portait le même prénom que lui et qui, du bout de sa table et de sa guitare, faisait chanter tout le monde dans une langue que José ne comprenait qu’à moitié. Celle là même qu’utilisaient ses parents quand l’enfer s’invitait sous leur toit. Mais c’était quand ils étaient encore de ce monde, un bail pour autant dire. Il ne les regrettait pas vraiment. Leurs mots avaient cinglé son âme, leurs coups avait durci sa peau et les dernières années de leurs vies n’avait pas apporté l’espoir d’une paix des braves. La maison qu’ils lui avaient laissée en héritage lui servait de testament, de réparation. Ils n’avaient eu que lui mais ne s’en étaient pas soucié, pensait-il. Maintenant et jusqu’à son dernier souffle, il était sûr qu’il resterait ici. Dans cette ville, dans ce quartier, auprès de ses oiseaux. Pour l’instant, il n’espère qu’une chose, que ce soir l’orage éclate et qu’il lave toute cette mauvaise gale plastique. Mais surtout, que les foudres du ciel lui permettent de s’asseoir dans la cabane en tôle parmi ses bengalis, ses canaris, ses perruches. En caleçon, à même le béton, il ressemblera à un vieil indien avec sa peau tannée et ses cheveux noirs coulant jusque dans son cou. Il les rassurera, leur sifflera des airs qu’il connait et aime depuis toujours, il leur parlera pendant des heures jusqu’à ce que le tonnerre cesse de gronder. Il sera ce vieil homme marmonnant des chansons de pluie et de soleil. Il allumera la radio, une bougie et regardera vaciller les flammes d’un monde qui s’enfuit dans les premières lueurs de l’aube. Il a le temps. Oui, le temps, José, c’est tout ce qu’il a. Pas de femme, pas d’enfants, pas d’amis, quelques vieilles connaissances qui supportent un peu de sa misanthropie par respect et pas d’argent à dépenser. Comme famille, il lui reste ce vieux cousin Ramon qui taquine le bois et fabrique des meubles pour améliorer son ordinaire. José lui rend visite de temps à autre, dans son garage transformé en atelier, mais c’est surtout pour récupérer des planches, des chutes de bois, des vis et des clous pour construire des cages de plus en plus grandes. Elles envahissent sa cour, son balcon, son salon et une partie de sa chambre comme du lierre grimpant qu’on laisse courir parce que ça fait joli.
José a travaillé dans l’usine de son père, dans l’usine du quartier. Comme bon nombre de ses camarades d’école. Frères de territoires, de destin mais sa voix, peu peuvent se targuer de l’avoir un jour entendue. Quand il parle, le son de ses mots n’est qu’un grognement intérieur, sa bouche, une toile tendue entre lui et les autres. José a vécu des histoires d’amour, autrefois. Depuis tout petit, la seule qui dure, c’est celle avec les oiseaux quand il s’enfuyait dans la colline pour échapper aux cris qu’il ne comprenait pas. Des heures, dans les roches sous les pins, à observer merles, chardonnerets, pies et toutes espèces plumées et volantes. Et puis, il y a eu Maria. Elle ne parlait pas beaucoup mais il n’y avait pas besoin. Sans mots, leurs corps s’étaient étreints sous les tôles de la cabane de ses parents où chantent aujourd’hui ses oiseaux. Le sel, la sueur, les collines et les guitares manouches avaient embrasé son âme et jamais pareil moment ne s’était reproduit. Elle avait épousé son cousin, quelques mois plus tard. Le jour de son mariage, elle l’avait giflé dans une colère mouillée. Il n’avait rien dit, pas dit un mot, il savait que ça ne servait plus à rien. Il était parti s’allonger dans l’herbe de l’après midi, siffler les mésanges et les guerres sacrées de l’esprit. Depuis, José vit dans la même maison, dans les mêmes draps poisseux au milieu de ses cages et de ses rêves, dans ses silences orageux. Il traîne dans ma ville une odeur de RSA, de cages vendues sur le marché, à la sauvette, à découvert. José serre, encore aujourd’hui contre sa poitrine vide le cœur de Maria, ses oiseaux et ses chansons d’un autre monde.
La ville s’endort, les conversations s’échappent des fenêtres et je sais, que José attend l’orage.
Un oiseau blessé à l'elle, le poids du monde et de ses difficultés clouent bien souvent les ailes de l'amour. L'envolée, peut être pour demain...Très réussi. Bravo Jones.
· Il y a plus de 13 ans ·leo
J'aime toujours cette maîtrise de la description, cette capacité à l'atmosphère, la force des images, l'inclusion de ce sensible poétique des personnages, la force narrative, le chant des mots en un rythme qui t'est propre, qui impose ta danse dont on se délecte. Si je le pouvais je t'offrirais "Ce que je sais de Véra Candida", ton écriture résonne pour moi comme pour l'auteure de ce livre que j'ai lu en un jour. J'adore Jones, merci
· Il y a presque 14 ans ·merielle
Quelle chance ! Moi aussi, j'aime faire des lectures à voix haute à ma compagne qui partage l'exigence avec Marion. Pour la fin, je lui accorde un léger désintérêt. C'est un texte que j'ai écrit rapidement pour participer en toute hâte à l'un des fumeux concours de WLW. Je reconnais que j'ai accéléré en fin de course comme un coureur de fond époumoné lance ses dernières foulées vers la ligne d'arrivée. Du coup, ça perd en style et en cohésion. Je suis d'accord avec elle. Pour moi, la phrase que je préfère est : Du plus loin qu’il s’en souvienne, il n’a jamais quitté cette ville, ma ville, transpercée en son cœur par des autoroutes comme les flèches plantées dans le cœur du supplicié.
· Il y a presque 14 ans ·jones
Je l'ai lu à voix haute -mon amie somnole à côté. Belle musicalité, très empathique.
· Il y a presque 14 ans ·Signé Victor et Marion.
PS : elle n'a pas trop aimé la fin ahah. Public difficile.
PPS : cette phrase a eu son petit succès. "Quand il parle, le son de ses mots n’est qu’un grognement intérieur, sa bouche, une toile tendue entre lui et les autres."
vicon
Je l'ai lu en écoutant Lavilliers, c'était parfait.
· Il y a presque 14 ans ·pointedenis
très joli...
· Il y a environ 14 ans ·thelma
Ce texte est en lice pour le concours Transfuge/Obsession. S'il vous a touché alors allez voter. Merci.
· Il y a plus de 14 ans ·jones