Virus

Que l'on me considère vivant ou non m'importe peu. Durant des milliers de millénaires j'ai essaimé la mort et le malheur. Ma discrétion microscopique fut la meilleure des alliées et elle me permit de m'immiscer des profondeurs abyssales au sommet du firmament. Par imbécilité, les dieux ont été implorés. La Terre connut prières, sacrifices et supplications, combattant l'angoisse de l'ignorance crasse.

Je suis dénué de scrupules. Comment le pourrais-je ? Je ne m'encombre guère de basses besognes relationnelles, nutritives et reproductives. En quoi saisirais-je alors les mères éplorées de leur fils emportés par le sida, l'humanité effarée des ravages d'Ébola, les visages des indiens défigurés par leur naïveté virale à la variole ? Ma maman s'appelle soupe primordiale. Elle ne prit pas la peine de m'éduquer et me largua dans le monde nu comme un ver.

Par chance, la vie s'est développée, offrant son matériel génétique. Quelle régalade !

Bien que je ne sois pas une grande gueule, j'ai toujours le dernier mot. J'ai la réplication facile. Si on me regarde avec attention, on discerne mon comportement de malpropre. Je m'introduis puis, sans que mon hôte ne puisse dire « ouf », je déboutonne sa fermeture éclair par la magie de ma chimie moléculaire, ouvrant les deux bras libérateurs. Je m'approprie les nucléotides de ma moitié qui ne décèlera qu'après coup notre union mortifère.

Pourtant les choses changent. Les mutations sont mon lot quotidien, mais, si j'étais à minima doué de raison, je m'inquiéterais que l'adsorption se complique. La roue tournerait. La peur me gagnerait. Allez savoir si au fil des ères je ne deviendrais pas plus sage ?

Lorsque la sonde Aphrodite revint de Vénus, aucune précaution particulière n'avait été prise au niveau des laboratoires pour l'analyse des échantillons. Le but de la mission scientifique était de récolter des roches sur le plateau de Lakshmi Planum afin d'en comprendre la structure volcanique.

À son retour, le sociologue Max Kowponsky publia une étude sur la délinquance issue des statistiques du ministère de la Justice. En l'espace de quelques semestres, les agressions sexuelles avaient chuté de 85 %, les vols avec effraction de 92 %. Etonnamment, les dons à des œuvres caritatives dépassaient sur cette période les sommes qui avaient été versées au cours du demi-siècle. Les geôliers finissaient au chômage technique, les rares prisonniers écumaient les bibliothèques pénitentiaires.

Au sein de son département de virologie de l'université de Columbus, le professeur Clark s'intéressait à un étrange phénomène. La totalité de l'équipe chargée de l'examen des spécimens de l'étoile du Berger s'était soudainement métamorphosée. En moins d'un trimestre, tous furent atteints d'hétérochromie et disparurent. Les rares complotistes encore actifs soupçonnaient une fourberie de la CIA masquant un secret qui n'aurait pas dû fuiter d'un cabinet noir de Washington. On les retrouva chez les Mormons, au fond de l'Utah, parmi les Navajos, déguenillés mais habillés d'un front haut et solaire. Quelle ne fut pas la surprise du savant lors de sa découverte sur un prélèvement de l'Étoile du berger. Il lui fallut trois jours pour se confier.

Les yeux vairons peuvent résulter de blessures, de tumeurs ou d'un facteur héréditaire. Sous son microscope apparut un agent pathogène d'une taille incroyable, surpassant ceux extraits du permafrost sibérien. Il en déduisit qu'il était la genèse des variations de concentration de mélamine et de la pigmentation de l'iris. Il le nomma Megavirus Perbeatorum, le virus des très heureux.

En quittant son travail, il se dirigea vers les toilettes. Dans le miroir, il remarqua que son œil gauche avait viré au bleu outremer et qu'il se souriait béatement. En rentrant chez lui, il ouvrit sa boîte mail et envoya un message à sa fille Léa. Elle avait trente ans. Issue d'un déplorable mariage, il l'avait négligée depuis deux décennies, absorbé par ses recherches. Il était temps de reprendre contact :

Ma chérie. Je prends le premier avion à destination de Sydney. Il n'est jamais trop tard pour rattraper les occasions que je ne t'ai pas consacrées. Je t'aime.