Vous partez à Pattaya !
fuko-san
Vous partez à Pattaya !
Vous croyez qu’on me donne des ordres comme ça ? Vous ne savez pas d’où je viens ! Ce que j’ai vécu, ce que j’ai oublié, ce que j’ai vu et ce que j’ai évité de voir ? Vous voulez de la copie, illustrée de préférence, des histoires à avaler, façon fast-food ? Désolée, je ne mange plus de ce pain-là. Quand vous m’avez envoyée en Californie, et qu’on jetait des pierres sur ma voiture parce que j’étais dans le quartier des émeutiers, vous n’étiez pas là pour me protéger. Et quand j’ai failli me noyer sur la plage de Santa Monica ? Personne pour me sauver, ni pour prendre la photo. Heureusement qu’un homeless chicano a lâché son caddy pour venir à mon secours. Vous vous fichez pas mal de nos vies mal ficelées de l’ère postcoloniale !
Estomaquée, j’étais. Cette année-là, en quittant LA, j’ai roulé jusqu’à Palm Spring, la ville où de riches retraités ensoleillés ont bâti leur maison sur des fonds de pension. Combien d’usines devront encore fermer pour arroser leurs palmiers ? Je préférais éviter d’y penser. Le paysage était grandiose et désert. Empruntant la Route 66, seule, je suis remontée jusqu’au Grand Canyon, où j’ai évité de justesse un car de touristes qui arrivait en sens inverse. J’ai quitté la route pour Chelley Canyon, puis vogué jusqu’à Monument Valley. Les Indiens ont raison, la nature assure. Dans un décor de western, j’ai chevauché aux côtés d’un jeune Indien qui guidait mon cheval à la voix. Il l’emmenait où il voulait pour chercher à m’embrasser. Edulcoré le baiser. Il avait peut-être 15 ans. Au coucher du soleil, j’avais rejoint Mexican Hat. Le lendemain, je partais vers Los Alamos, mais je me suis égarée sur la route de Santa Fe. Au milieu de nulle part, terrifiée, j’ai entrevu les âmes des Indiens morts. En relisant la biographie de Jim Morrison, j’ai survécu. Ce n’était pas encore the end.
Le surlendemain, j’étais à Washington DC, pour une entrevue avec un directeur du FMI. En fixant sa cravate en soie, pour la première fois, j’ai exprimé ce qui me rongeait le coeur. Croyez-vous que ce modèle économique occidental soit durablement transposable à l’ensemble de la planète ? Il est resté sans voix. Incrédule. Il n’a pas osé me demander de le sucer mais je savais bien qu’on était en train de se faire baiser. Les Grecs seraient servis, il y en aurait d’autres. L’avenir nous a démontré que la mondialisation allait réussir au-delà de toute espérance. Chaque jour viendrait nous prouver que ce n’est pas viable, à terme. Les pluies sont trop acides, les étés trop chauds ou trop froids, les vents trop violents. Combien de vieux vont finir déshydratés, combien de Bengalis seront inondés cette année ? Combien de réfugiés affamés, de forêts dévastées, de poissons crevés, de cancers de la prostate, de volailles grippées ? Je préférais éviter d’y penser. En arrivant à New-York, venant de Montréal, j’ai survolé Manhattan et les tours infernales, qui étaient encore jumelles. Tout ça n’aurait qu’un temps.
Deux jours plus tard, Bill Clinton était élu Président des Etats-Unis. Deux ans plus tard, je reprenais l’avion pour Marrakech. 135 délégations ministérielles contemplaient l’Atlas enneigé, rêvant d’une planète idéale et sans barrière. Al Gore était venu exiger qu’une clause sur l’environnement soit incluse dans l’Accord général du Grand Souk Mondial, anciennement GATT. Une clause, c’est cause toujours tu m’intéresses ! Une clause sociale, c’est pire encore. A combien sont ces babouches qui louchent vers d’autres cieux ? Elles sont made in Taïwan ? Au même moment, exactement, le Rwanda sombrait dans une barbarie que personne ne voulait voir. Aucun dieu ne peut croire que les hommes continuent à vivre à la machette. Ni qu'ils sont prêts à sauver la Terre qu’ils empruntent aux générations futures. Illusion d’optique, certainement. J’ai dû mal à faire la mise au point avec ce nouveau Konica, même pas made in China.
Vingt ans plus tard, à Pattaya, je n’irai pas ! Je n’aime pas quand on me donne des ordres. D’ailleurs, je prends moins l’avion depuis le tsunami, mais c’est sans rapport. Disons surtout que j’ai une bonne raison, monsieur-le-rédacteur-en-chef-de-nos-vies-racontées. Je n’aime pas découvrir que tant de libres échanges sont devenus de nouvelles prisons. Je n'irai pas dans les bas-fonds. A compter combien de corps d’enfants se tordent, à l’ombre et au soleil ? Combien de perversions converties en eurodollars ? Combien de baisers pour oublier la trahison ? Pattaya est un lieu de débauche bien connu des touristes allemands en quête de chair fraîche. Pas uniquement allemands, on peut élargir le spectre, il suffit de demander à Houellebecq. Il y a des voyages qui ne sentent pas bons, des transports qu’on peut éviter. Non, cette fois, je vous préviens, je n’irai pas à Pattaya ! D’ailleurs, j’ai horreur de toutes ces odeurs et de la confusion. Voilà que je repense à Brel ! Ne vous déplaise, je n’irai pas promener mon cul sur les remparts de Varsovie ! Je repense aux Indiens Navajos. J’y pense souvent. Je sais qu’ils finiront par gagner sur les méchants cow-boys. Avec le temps …
Fuko San © 2013
Concours – Transfuge – WLW - Mai 2013
Jubilatoire et bien rythmé !
· Il y a plus de 11 ans ·valjean
@ Merci des compliments Hélène ! Le pire - mais je ne sais pas s'il faut le dire - c'est que c'est vécu. Enfin, il me semble que ces années-là, on les a vécues ;-)
· Il y a plus de 11 ans ·@ Merci Lyse, à ce stade ce n'est plus de la révolte, c'est du fatalisme ! Ca donne envie de se tirer aux Marquises ! Ou de continuer à agir ici et maintenant, comme le colibri, à essayer d'éteindre le feu, en pensant que chaque goutte compte. Ca devient du militantisme. Ca s'appelle aussi l'esprit citoyen. Ca demande beaucoup d'énergie, d'intelligence et de solidarité. C'est pas gagné !
fuko-san
Saine révolte mais vains espoirs.
· Il y a plus de 11 ans ·Oui, l'actualité relayée par fuko trempe sa plume au même encrier qu'un certain Alsacien. La vision d'un sombre avenir se profile. Les Grands ne sauront pas se résoudre à lâcher leurs bénéfices pour sauver quoique que ce soit. Sommes-nous fichus?
lyselotte