Voyageur immobile

expirations

Parier sur le mois ou l’année serait risqué, mais c’était un dimanche, c’est sur ensoleillé même. Ma montre indiquait « SUN ».

 

Paris, gare du Nord, jour de grève. Donc attendre. Donc s’asseoir.

De tous les bancs que compte la gare du Nord, un seul, étrangement, offrait encore un siège libre. Le voisinage sans doute… Dans le décor Samsonite trônaient trois cabas Leader Price et leur propriétaire dont la dernière douche devait dater de la dernière grève.

S’asseoir. Regarder. Dire bonjour.


Et pour faire apparaître la conversation, rien de mieux que ces mini baguettes magiques vendues en paquets de vingt.

Proposer. Offrir. Allumer.


— Ohhh une brune et une Gitane en plus ! Ah les enculés, y fument pus que des blondes, des Américaines. De quelle époque tu viens toi ?

— C’est pour faire comme Delon dans « 3 hommes à abattre »

— Celui où il joue au poker ?

— Oui celui-là.

Surpris. Pas comprendre. Fermer la bouche.


Nous refaisions toutes les scènes du film quand une voisine bruschingée, vuitonée et visiblement enfumée nous interrompit :

— Vous savez qu’il est interdit de fumer ?!

Debout, magistral, d’une voix puissante et posée, ferme et polie à la Gabin, l’homme aux cabas me fit sursauter :

— OUI MADAME NOUS LE SAVONS, C’EST ÉCRIT PARTOUT !

Fin de la conversation. Reprendre la nôtre.


C’était les débuts de la loi Evin. Les gares restent aujourd’hui encore la dernière poche de résistance de cette foutue loi. Faut dire que les 20 mètres de plafond et l’absence de murs jouent en notre faveur…

À mi-paquet, l’homme aux valises discount était devenu Roger, 57 ans, résident de la gare du Nord, clochard et philosophe de la rue, voyageur immobile, transit à perpétuité. Avec cette curieuse manie de commencer toutes ses phrases par « Ah les enculés ». Tic de langage et majuscule imagée, rien n’y échappait.

— Ah les enculés ! Tu vois ici, dit-il en ouvrant les bras, et ben c’est ma maison !

— C’est plus grand que chez moi, j’ai dit, mais je ne voudrais pas payer le chauffage.

Ça l’a fait rire, plutôt fort même.

Taper dans le dos. Tousser. Devenir pote.


Trois notes de musique et une annonce disaient en chiffre et en code que mon train aurait plus de retard que prévu. Pléonasme ferroviaire…

Sauf que moi, attendre les trains c’est pas mon métier et qu’en plus j’avais soif. Alors :

— Ça vous dit un verre au buffet de la gare ?

— Alézenculé ! 20 balles le demi sûrement pas ! Suis-moi, on lève le camp !

Il a fini sa phrase debout ses sacs à la main, apparemment emballé par le projet.

Quitter la gare. Suivre. Faire confiance.


10 minutes quand même pour enfin s’accouder au comptoir de « l’autre quai », bar, tabac, PMU et à coup sûr contrepèterie.

A grand renfort de Suze, nous refaisions le monde.

Et tout est devenu moins drôle, cette impression gênante d’entendre qu’en plus de tout le reste, de tout le monde sa propre conception de l’idéal l’excluait. Décidément…

Comprendre. Écouter. Pas juger.


— Alézenculé ! J’ai les éponges encrassées, la tuyauterie de bouchée, j’suis l’exemple à pas suivre, le mal nécessaire, j’suis une statistique à moi tout seul.

Une histoire simple finalement, rencontrer un type et sympathiser. À cause d’un siège vide. Les retards de train ont parfois ceci d’humain.

J’ai raté mon train.

Lui doit toujours attendre le sien…

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