À des oiseaux envolés

Julien Darowski

Un chef-d'oeuvre de Victor Hugo que je tenais à enregistrer pour ceux qui aiment entendre les poèmes.

Enfants ! - Oh ! revenez ! Tout à l'heure, imprudent, 
Je vous ai de ma chambre exilés en grondant, 
Rauque et tout hérissé de paroles moroses. 
Et qu'aviez-vous donc fait, bandits aux lèvres roses ?
Quel crime ? quel exploit ? quel forfait insensé ? 
Quel vase du Japon en mille éclats brisé ? 
Quel vieux portrait crevé ? Quel beau missel gothique 
Enrichi par vos mains d'un dessin fantastique ? 
Non, rien de tout cela. Vous aviez seulement, 
Ce matin, restés seuls dans ma chambre un moment, 
Pris, parmi ces papiers que mon esprit colore, 
Quelques vers, groupe informe, embryons près d'éclore, 
Puis vous les aviez mis, prompts à vous accorder, 
Dans le feu, pour jouer, pour voir, pour regarder 
Dans une cendre noire errer des étincelles, 
Comme brillent sur l'eau de nocturnes nacelles, 
Ou comme, de fenêtre en fenêtre, on peut voir 
Des lumières courir dans les maisons le soir.

Voilà tout. Vous jouiez et vous croyiez bien faire. 

Belle perte, en effet ! beau sujet de colère ! 
Une strophe, mal née au doux bruit de vos jeux, 
Qui remuait les mots d'un vol trop orageux ! 
Une ode qui chargeait d'une rime gonflée 
Sa stance paresseuse en marchant essoufflée ! 
De lourds alexandrins l'un sur l'autre enjambant 
Comme des écoliers qui sortent de leur banc ! 
Un autre eût dit : - Merci ! Vous ôtez une proie 
Au feuilleton méchant qui bondissait de joie 
Et d'avance poussait des rires infernaux 
Dans l'antre qu'il se creuse au bas des grands journaux. 
Moi, je vous ai grondés. Tort grave et ridicule ! 

Nains charmants que n'eût pas voulu fâcher Hercule, 
Moi, je vous ai fait peur. J'ai, rêveur triste et dur, 
Reculé brusquement ma chaise jusqu'au mur, 
Et, vous jetant ces noms dont l'envieux vous nomme, 
J'ai dit : - Allez-vous-en ! laissez-moi seul ! - Pauvre homme ! 
Seul ! le beau résultat ! le beau triomphe ! seul ! 
Comme on oublie un mort roulé dans son linceul, 
Vous m'avez laissé là, l'oeil fixé sur ma porte, 
Hautain, grave et puni. - Mais vous, que vous importe ! 
Vous avez retrouvé dehors la liberté, 
Le grand air, le beau parc, le gazon souhaité, 
L'eau courante où l'on jette une herbe à l'aventure, 
Le ciel bleu, le printemps, la sereine nature, 
Ce livre des oiseaux et des bohémiens, 
Ce poème de Dieu qui vaut mieux que les miens, 
Où l'enfant peut cueillir la fleur, strophe vivante, 
Sans qu'une grosse voix tout à coup l'épouvante ! 
Moi, je suis resté seul, toute joie ayant fui, 
Seul avec ce pédant qu'on appelle l'ennui. 
Car, depuis le matin assis dans l'antichambre, 
Ce docteur, né dans Londres, un dimanche, en décembre, 
Qui ne vous aime pas, ô mes pauvres petits, 
Attendait pour entrer que vous fussiez sortis. 
Dans l'angle où vous jouiez il est là qui soupire, 
Et je le vois bâiller, moi qui vous voyais rire !

Que faire ? lire un livre ? oh non ! - dicter des vers ? 
A quoi bon ? - Emaux bleus ou blancs, céladons verts, 
Sphère qui fait tourner tout le ciel sur son axe, 
Les beaux insectes peints sur mes tasses de Saxe, 
Tout m'ennuie, et je pense à vous. En vérité, 
Vous partis, j'ai perdu le soleil, la gaîté, 
Le bruit joyeux qui fait qu'on rêve, le délire 
De voir le tout petit s'aider du doigt pour lire, 
Les fronts pleins de candeur qui disent toujours oui, 
L'éclat de rire franc, sincère, épanoui, 
Qui met subitement des perles sur les lèvres, 
Les beaux grands yeux naïfs admirant mon vieux Sèvres, 
La curiosité qui cherche à tout savoir, 
Et les coudes qu'on pousse en disant : Viens donc voir ! 

Oh ! certes, les esprits, les sylphes et les fées 
Que le vent dans ma chambre apporte par bouffées, 
Les gnomes accroupis là-haut, près du plafond, 
Dans les angles obscurs que mes vieux livres font, 
Les lutins familiers, nains à la longue échine, 
Qui parlent dans les coins à mes vases de Chine. 
Tout l'invisible essaim de ces démons joyeux 
A dû rire aux éclats, quand là, devant leurs yeux, 
Ils vous ont vus saisir dans la boîte aux ébauches 
Ces hexamètres nus, boiteux, difformes, gauches, 
Les traîner au grand jour, pauvres hiboux fâchés, 
Et puis, battant des mains, autour du feu penchés, 
De tous ces corps hideux soudain tirant une âme, 
Avec ces vers si laids faire une belle flamme !

Espiègles radieux que j'ai fait envoler, 
Oh ! revenez ici chanter, danser, parler, 
Tantôt, groupe folâtre, ouvrir un gros volume, 
Tantôt courir, pousser mon bras qui tient ma plume, 
Et faire dans le vers que je viens retoucher 
Saillir soudain un angle aigu comme un clocher 
Qui perce tout à coup un horizon de plaines. 
Mon âme se réchauffe à vos douces haleines. 
Revenez près de moi, souriant de plaisir, 
Bruire et gazouiller, et sans peur obscurcir 
Le vieux livre où je lis de vos ombres penchées, 
Folles têtes d'enfants ! gaîtés effarouchées !

J'en conviens, j'avais tort, et vous aviez raison. 
Mais qui n'a quelquefois grondé hors de saison ? 
Il faut être indulgent. Nous avons nos misères. 
Les petits pour les grands ont tort d'être sévères. 
Enfants ! chaque matin, votre âme avec amour 
S'ouvre à la joie ainsi que la fenêtre au jour. 
Beau miracle, vraiment, que l'enfant, gai sans cesse, 
Ayant tout le bonheur, ait toute la sagesse ! 
Le destin vous caresse en vos commencements. 
Vous n'avez qu'à jouer et vous êtes charmants. 
Mais nous, nous qui pensons, nous qui vivons, nous sommes 
Hargneux, tristes, mauvais, ô mes chers petits hommes ! 
On a ses jours d'humeur, de déraison, d'ennui. 
Il pleuvait ce matin. Il fait froid aujourd'hui. 
Un nuage mal fait dans le ciel tout à l'heure 
A passé. Que nous veut cette cloche qui pleure ? 
Puis on a dans le coeur quelque remords. Voilà 
Ce qui nous rend méchants. Vous saurez tout cela, 
Quand l'âge à votre tour ternira vos visages, 
Quand vous serez plus grands, c'est-à-dire moins sages. 

J'ai donc eu tort. C'est dit. Mais c'est assez punir, 
Mais il faut pardonner, mais il faut revenir. 
Voyons, faisons la paix, je vous prie à mains jointes. 
Tenez, crayons, papiers, mon vieux compas sans pointes, 
Mes laques et mes grès, qu'une vitre défend, 
Tous ces hochets de l'homme enviés par l'enfant, 
Mes gros chinois ventrus faits comme des concombres, 
Mon vieux tableau trouvé sous d'antiques décombres, 
Je vous livrerai tout, vous toucherez à tout ! 
Vous pourrez sur ma table être assis ou debout, 
Et chanter, et traîner, sans que je me récrie, 
Mon grand fauteuil de chêne et de tapisserie, 
Et sur mon banc sculpté jeter tous à la fois 
Vos jouets anguleux qui déchirent le bois ! 
Je vous laisserai même, et gaîment, et sans crainte, 
Ô prodige ! en vos mains tenir ma bible peinte, 
Que vous n'avez touchée encor qu'avec terreur, 
Où l'on voit Dieu le père en habit d'empereur !

Et puis, brûlez les vers dont ma table est semée, 
Si vous tenez à voir ce qu'ils font de fumée ! 
Brûlez ou déchirez ! - Je serais moins clément 
Si c'était chez Méry, le poète charmant, 
Que Marseille la grecque, heureuse et noble ville, 
Blonde fille d'Homère, a fait fils de Virgile. 
Je vous dirais : - " Enfants, ne touchez que des yeux 
A ces vers qui demain s'envoleront aux cieux. 
Ces papiers, c'est le nid, retraite caressée, 
Où du poète ailé rampe encor la pensée. 
Oh ! n'en approchez pas ! car les vers nouveau-nés, 
Au manuscrit natal encore emprisonnés, 
Souffrent entre vos mains innocemment cruelles. 
Vous leur blessez le pied, vous leur froissez les ailes ; 
Et, sans vous en douter, vous leur faites ces maux 
Que les petits enfants font aux petits oiseaux. "

Mais qu'importe les miens ! - Toute ma poésie, 
C'est vous, et mon esprit suit votre fantaisie. 
Vous êtes les reflets et les rayonnements 
Dont j'éclaire mon vers si sombre par moments. 
Enfants, vous dont la vie est faite d'espérance, 
Enfants, vous dont la joie est faite d'ignorance, 
Vous n'avez pas souffert et vous ne savez pas, 
Quand la pensée en nous a marché pas à pas, 
Sur le poète morne et fatigué d'écrire 
Quelle douce chaleur répand votre sourire ! 
Combien il a besoin, quand sa tête se rompt, 
De la sérénité qui luit sur votre front ; 
Et quel enchantement l'enivre et le fascine, 
Quand le charmant hasard de quelque cour voisine, 
Où vous vous ébattez sous un arbre penchant, 
Mêle vos joyeux cris à son douloureux chant !

Revenez donc, hélas ! revenez dans mon ombre, 
Si vous ne voulez pas que je sois triste et sombre, 
Pareil, dans l'abandon où vous m'avez laissé, 
Au pêcheur d'Etretat, d'un long hiver lassé, 
Qui médite appuyé sur son coude, et s'ennuie 
De voir à sa fenêtre un ciel rayé de pluie.

Peinture :  « Ring-a-Ring-a-Roses-Oh » par Frederick Morgan en 1885
Texte :  « À des oiseaux envolés » Victor Hugo ( 1802 - 1885 ) extrait du r
ecueil : « Les voix intérieures » 1837
Lecture : Julien Darowski en 2018 : https://youtu.be/V_pj0_cMSOc
Sur Soundcloud : https://soundcloud.com/julien-darowski/a-des-oiseaux-envoles
  • C'est bien ce qu'il me semblait à la lecture ( Hugo )... mais je me serais bien contenté des deux premières parties - désolé, Mr Hugo, c'est superbement bien écrit, mais aussi un peu indigeste ... !

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Tulip  avr  21  03

    rechab

  • C'est bien ce qu'il me semblait à la lecture ( Hugo )... mais je me serais bien contenté des deux premières parties - désolé, Mr Hugo, c'est superbement bien écrit, mais aussi un peu indigeste ... !

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Tulip  avr  21  03

    rechab

  • J'ai commencé à lire... puis j'ai préféré t'écouter... Merci Julien :-)

    · Il y a presque 6 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • Merci à toi Maud, tu as donc découvert le texte ? C'est un chef-d'oeuvre n'est-ce pas ?

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

    • Oui ! J'ai découvert ce maginifique texte... et ta voix :-))

      · Il y a presque 6 ans ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

    • Heureux d'avoir pu partager cela avec toi.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

  • Très chouette :) Je n'ai pas encore tout lu mais j'aime bien

    · Il y a presque 6 ans ·
    Img 0261 2 1 1

    chachalou

    • Merci et si vous avez un peu de temps, je vous conseille aussi d'écouter. Je crois que l'enregistrement est de qualité et cela représente de nombreuses heures de travail.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

    • Où peut-on l'écouter ? :) Merci bien du conseil.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Img 0261 2 1 1

      chachalou

    • Je vous en prie, les liens youtube et soundcloud sont à la fin du texte.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

    • D'accord, merci encore !

      · Il y a presque 6 ans ·
      Img 0261 2 1 1

      chachalou

  • Un texte magnifique, presque moderne, qui se joue et se déjoue des règles de la poésie. Un "slam" de son temps ! Merci m'sieur Hugo et merci M'sieur Darowski :o)

    · Il y a presque 6 ans ·
    Gaston

    daniel-m

    • Merci Daniel, mais je n'y suis pour rien, je n'ai fait que lire la partition... Les silences, les respirations, la ponctuation, tout est écrit. Hugo était un musicien des mots...

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

    • J'ai bien compris et merci de le faire vivre et revivre.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Gaston

      daniel-m

  • Très bonne idée de nous faire partager ce texte...

    · Il y a presque 6 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • Je voulais surtout partager la lecture, vous avez pu l'écouter ?

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

    • Oui, mais j'ai préféré finir la lecture sans support audio.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

    • Oui je ne conseillerais pas de faire les deux en même temps.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

  • Merci Julien

    · Il y a presque 6 ans ·
    Photo

    Susanne Derève

    • Merci à vous Susanne de continuer à me suivre. C'est un poème très important pour moi... Il m'aura fallu des années avant d'oser m'y frotter...

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

  • Quelle leçon pourrions nous apprendre, SI nous savions regarder avec ces yeux pleins de vie, pétillants, malicieux... très loin des "à priori" ! Merci Julien

    · Il y a presque 6 ans ·
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    Gabriel Meunier

    • Oui Gabriel, Victor Hugo nous rappelle ces choses que nous avons finies par abandonner dans un coin sombre de notre cœur. L'individu seul ne peut rien en vérité, contrairement à ce que la modernité voudrait nous faire croire. Nous avons besoin des autres et du merveilleux chant de la nature pour survivre.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

  • L'innocence de l'enfance ! Merci pour ces vers;
    (en ce moment, j'ai une mauvaise connexion, donc je n'arrive pas à écouter la vidéo, mais ce n'est que partie remise.)

    · Il y a presque 6 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci à vous Martine, c'est bien dommage pour votre connexion. Peut-être que ce sera possible à cette adresse : https://soundcloud.com/julien-darowski/a-des-oiseaux-envoles le fichier est bien plus petit que sur youtube.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

    • je vous écoute à présent Julien. Très belle lecture !!!

      · Il y a presque 6 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Merci encore Martine pour tout le temps que vous me consacrez... Ce n'était pas évident de poser ma voix sur ces vers car ils font partis, selon moi, des plus beaux jamais écrits.

      · Il y a presque 6 ans ·
      Profil

      Julien Darowski

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