Aurochs

petisaintleu

Depuis le Pléistocène inférieur, j'occupais les marais et les bois, des steppes de Mandchourie à la forêt hercynienne de Bialowieza. Méfiez-vous des préjugés. Mon imposant garrot et mes cornes démesurées n'étaient qu'un leurre pour masquer ma placidité. J'étais bien plus discret que mon cousin cervidé, ce fort en gueule toujours prompt à bramer quand l'automne découvrait ses déclinaisons cuivrées. Moi, je ne cherchais à jouir que de l'opportunité d'un pacage ou d'une orée. J'étais même enclin à courber l'échine, par souci de survie. Quand les frimas hivernaux rendaient l'herbe rase, je m'adaptais. Je me contentais de peu, alimentant mon quotidien de glands. Ne pensez pas que je crache au groin des cochons sauvages. Chacun fait selon sa nature pour ne pas crever. J'ai même vu des semblables prêts à tout pour étancher leur soif, lapant les dernières gouttes d'une source croupie.

Je ne me croyais pas éternel. Depuis deux millions d'années, nous avions joué de l'épaule. Nous louvoyions, parfois croqués, acceptant sans ruer que soient prélevés les plus faibles, holocauste logique pour préserver l'écosystème.

Puis, par je ne sais quel miracle, les hommes sont arrivés pour créer l'enfer sur la Terre. En un éclair, une centaine de milliers d'années, ils se mirent à tout conquérir. Au début, ils se comportaient comme des loups, en plus vicieux, chassant en meute. Par la grâce de l'évolution, ils eurent le privilège de se tenir sur deux pattes, leur laissant tout loisir pour délaisser leur instinct animal et développer des stratégies mortifères. Pourtant, ils étaient encore lucides. Après nous avoir précipités du haut d'une falaise, ils prirent conscience que nous faisions partie de leur environnement. Ils respectèrent nos esprits par des transes chamaniques, raclant jusqu'à nos os avec parcimonie et ils nous déifièrent en nous immortalisant sur les parois des cavernes.

Un jour, ils firent le choix d'opter pour la voie de la raison et de l'intelligence. Cette double conjoncture allait nous conduire à notre perte. Ils nous trouvèrent trop rustiques et commencèrent à nous avilir, ils nous domestiquèrent comme ils disent. On nous parqua, on nous écorna avec la consolation d'avoir une pitance régulière. En parallèle, l'espace vital se réduisit pour ceux qui avaient pu défendre leur liberté. Ils durent à leur tour se concentrer. Dans l'absolu, les humains n'avaient plus besoin d'eux pour assurer leurs besoins carnés. C'est cela le paradoxe qui entraîna notre disparition. Des nantis firent valoir le droit de nous massacrer. Le dernier de mes congénères disparut en 1627 dans la forêt de Jaktorow.

Qui suis-je ? Un fantasme, une fiction ? Il y a près de cent ans, les frères Heck, des Allemands, entreprirent de recréer ma race. Par les croisements rétrogrades des espèces les plus arriérées, ils remontèrent le temps. Ils enchevêtrèrent les gènes les plus débiles pour revenir à la souche originelle. Fiers du résultat obtenu, ils se hâtèrent de nous vendre aux zoos.

Au fil de ma détention, je me suis attaché à Jim. Les premiers mois, je le toisais d'un regard bovin. J'avais retrouvé des réflexes primitifs et je ne me laissais pas approcher facilement. Mais je ressentais en lui un vrai besoin de me côtoyer sans arrière-pensée. Il ne venait jamais de front et il respectait mon indépendance. Quand il devait vaquer à quelques occupations dans mon enclos, il vérifiait que je sois à une distance raisonnable afin de ne pas m'effrayer. Il n'avait pas peur. Je ne sentais qu'un vague parfum inconnu qui n'était en rien de l'adrénaline. Il essayait de communiquer et de me rassurer par une sémantique douce et gutturale.

Il se transforma en compagnon et, après de patients efforts, il eut le droit de flatter mon flanc. Un matin, alors qu'il était occupé à ramasser ma paille aux effluves d'urée, un groupe de bambins s'approcha. Las de ne pouvoir sortir l'ours de sa tanière ou d'apercevoir la crinière d'un lion caché dans les hautes herbes, je devins une proie facile. Ils prirent de l'assurance et les cailloux se changèrent en pierres.

Quand Jim, lapidé, s'écroula devant moi, une caillasse perdue atteignant sa tempe, je ne sus que faire. Je ne connaissais pas la force des prières. Je m'approchai de son visage pour le lécher de ma langue râpeuse. Une larme salée vint s'immiscer, dernier hommage de la vie d'un simple.

  • Quand l' Auroch, devenu ombre de lui-même, nous enseigne une once d'humanité...fable contemporaine qui bouleversante et cruellement vraie. Eternel coup de foudre pour cette musique de légende.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

  • T'as été au musée d'histoire naturelle ce week-end ? Aux aurores ?

    · Il y a plus de 9 ans ·
    479860267

    erge

    • Oui mon chouchou. Je me sentais tellement seul et cafardeux sans toi. Putain, si Roubi lit ça, il va me faire sa crise !

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

    • Roubi dans la grotte, toi dans la m... y a des jours comme ça !

      · Il y a plus de 9 ans ·
      479860267

      erge

  • Emouvant oui ! comme un tourbillon ! :)

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

  • Tu vas me déprimer mon samedi avec un texte pareil ! Oui c'est magnifiquement écrit, oui tout est juste mais...c'est déprimant !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Ananas

    carouille

    • bon, ok : pouet pouet.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

    • Pffff.... Heureusement que j'ai lu assez de tes textes pour savoir que t'as mieux que ça en magasin !! :)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Tout est beau dans tes lignes, jusqu'à cette paille aux effluves d'urée.
    Décidément, tu m'enchantes davantage à chaque lecture !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

    • ben oui, je suis culturé nom de Diou !

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

    • Et tel l'auroch, un être rare ! Kiss

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Couv2

      veroniquethery

  • Bonjour, je te rejoins complètement dans la philosophie de ton texte sur le genre humain, je suis sur la même ligne avec les Aventures de Leaurélia, de plus j'adore ton style que tu adaptes chaque fois au thème que tu traites

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Mycjq3xv

    Christian

    • ouah, merci pour ton com !

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cpetitphoto

      petisaintleu

    • Et en plus c'est très sincère, sinon ça n'a pas de charme, bonne journée à toi

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Mycjq3xv

      Christian

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