AVEC

oliveir

AVEC

Je suis l’incompris, le mal-aimé de la langue française, personne ne veut jouer avec moi, les autres m’évitent, ils préfèrent jouer ensemble, alors je reste tout seul dans mon coin. « Avec », c’est mon nom, il est plus efficace qu’un épouvantail. Certains disent que c’est le cri d’un oiseau, puni pour un crime contre nature et condamné  par le Créateur à proférer ces syllabes mal assorties. Quand le pion claque dans ses  mains pour libérer les rangs, des chenapans s’écartent en battant des bras et crient « avec, avec… »  Ils se moquent de moi, mon nom les amuse tant il est laid, je ne comprends pas pourquoi je suis leur souffre-douleur. Parfois, j’en veux à celui qui m’a ainsi baptisé.

 Est-il sonorité plus disgracieuse ? Je rime avec bonbec, ce mot horrible employé par les morveux de l’école quand ils veulent jouer les caïds. Bonbon est un mot trop niais pour eux, ils l’enlaidissent de la syllabe ec, ils rêvent de trimbaler une gueule de boxeur à l’âge où l’on se gave de sucreries.

Avec, vec résonne comme une terminaison de l’Europe du nord, un barbare oublié dans nos contrées, au revoir la douceur des e muets… Que ce soit avec le Vent du Nord ou avec l’Ami Bidasse, je n’annonce jamais le soleil d’Italie.
Je suis le vilain petit canard de la langue française, rejeté par les personnes de bon goût. Personne ne veut s’asseoir prés de moi. On dit que je sens le poisson de l’Europe du nord, qu’il est de mauvais goût de manger des moules et des frites avec…L’odeur des moules fumantes me donne des haut-le-cœur. Est-ce ma faute si on m’a amputé de ce  « que » dont m’avaient affublé des latinistes? Sous cet habit « avecque » j’agrémentais autrefois de jolies poésies.

Le maître dit qu’il faut user de tous les stratagèmes pour me bannir des copies. Employez un adverbe, préférez une autre préposition… Mon emploi trahit une pauvreté de la langue, un manque de vocabulaire, une absence de culture…

Je suis le moins euphonique du grand livre des mots, un mot court qu’on ne laisse jamais traîner dans sa bouche, on me cracherait presque.
Au départ je devais relier les hommes et les choses, je pouvais servir en maintes occasions mais on s’est moqué de moi, on ne m’emploie que lorsqu’on ne peut faire autrement. La grande honte, c’est d’être placé derrière moi. De la poule au riz, c’est bien. De la poule avec du riz et déjà on soupçonne que l’on n’a  rien d’autre que du riz. « Je corromps mes voisins », disent mes détracteurs.

Ma présence éloigne la poésie. On m’emploie toujours à mauvais escient. L’hypocrite qui dit : « J’ai envie de faire l’amour avec toi » se trahit. On sent l’égoïsme du locuteur, l’absence de projet, la satisfaction d’un instinct... Le Toi placé derrière avec n’est plus unique, il est interchangeable... Je ne me sens jamais à ma place. Les grammairiens vous le diront, il faut éviter ma compagnie et chercher l’adverbe juste pour alléger la phrase. Je suis le proscrit.

« Elle s’est mariée avec lui » est une horrible expression qui précède inexorablement la, encore plus malvenue, « j’ai divorcé d’avec elle ». S’ils en sont arrivés là, c’est de ma faute, ils faisaient l’un avec l’autre ce qu’ils auraient dû faire ensemble.  

Bref, je ne suis bien nulle part. J’exhibe la bannière du mauvais goût, la voie de la facilité, et les tics de langage. Mais j’en ai plus qu’assez de cette réputation, ce n’est pas ma faute, je n’ai jamais fait de mal à personne. Je ne suis pas un compliqué, un peu trop gentil peut-être, trop commun disent certains, je manque de classe. Parce que je peux servir en maintes occasions, on ne m’emploie nulle part. L’étiquette de préposition facile me colle à la peau.  

Parfois on m’appelle, parfois on m’écrit, je me remets à espérer et puis, on me barre, on me supprime, d’autres mots prennent ma place, ils me narguent, ils dansent sur la feuille et je retourne au néant. Ne m’employez plus, oubliez-moi, cessez de me martyriser, laissez-moi rejoindre ces mots oubliés de langue française, je veux m’éteindre comme un pestiféré, loin de tous. Je suis fatigué.

  • Amusant. Ecrit avec talent, avec humour aussi....
    Et vos moules frites... Ce sera avec ou sans vin blanc monsieur????
    ( moi je n'ai rien contre cette préposition... Etre avec, c'est aussi ne pas être seul, non?)

    · Il y a environ 13 ans ·
    Photo bea pour roman

    valy-bleuette

  • Bel écrit autour de cette préposition ! Moi j'aime beaucoup cette phrase : "ils faisaient l’un avec l’autre ce qu’ils auraient dû faire ensemble".

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Images 2 orig

    nouontiine

  • Alors là le coup du mal aimé, je dit bravo, c'est très bien trouvé, très habile, on en vient à l'aimé même si c'est vrai qu'il est horrible :) Belle performance Oliveir !

    · Il y a plus de 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • Avec des yeux plus grands que le ventre/Avec des mots plus grands que le coeur/Ils entrent dans notre existence/Côté tendresse côté coeur
    C'est drôle parce que moi "avec" me faisait penser à cette chanson, quelque chose de plutôt tendre et insouciant, comme quoi on ressent tous les mots d'une façon différente! j'aime bien ton texte qui rend justice au côté charnel du rapport qu'on a avec la langue (je ne sais pas si je me fais bien comprendre, là...)

    · Il y a plus de 13 ans ·
    New orleans louisiana may 1953 chevrolet orig

    victoria28

  • Un joli texte sur avec, que j'aime bien, moi !

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Nature orig

    mls

  • J'aime beaucoup. C'est superbement bien écrit, sans tralalas mais AVEC finesse. Franchement.

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Bibi.jpg 195

    suzan-comfort

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