Bah
thib
Il y a des choses avec lesquelles on naît et qui nous dirigent toute notre vie. On finit par oublier, même, qu'elles font partie de nous. Moi, je suis né avec une cataracte. Et ça m'a pris un œil. Mais ça m'a donné deux regards. Un pour voir la forme, pour le mouvement. Et l'autre pour toucher, derrière, dessous, plus loin. Pour aller trouver.
Quand t'es arrivé, t'avais beau être déjà aimé, je crois que personne n'était prêt. On se fait pas facilement à l'idée d'un petit frère. Et encore moins au frère en question. Même papa s'est affolé. Même la clinique. T'es né contre tout ça. Tout de suite, t'es né avec un sang bien épais qui clamait haut et fort que le monde devait compter avec toi. Ce jour là, il a fallu aller vite fait à la maternité. On est partis un peu comme des ouragans, le père et moi. J'avais cinq ans mais je comprenais déjà que quelque chose d'incroyable était en train de se passer parce que lui, qui est toujours calme. Lui, toujours patient, serein, là il fallait voir. Le temps que j'enfile mon blouson il avait retourné la maison.
En jurant. Je crois qu'il n'a pas eu le temps de savoir ce qu'il cherchait exactement. Il m'a jeté dans la voiture. C'était la première fois que je montais à l'avant et j'avais l'impression que tout le monde s'en foutait parce qu'il y avait cette chose incroyable qui arrivait. Il roulait vite et je comprenais encore plus fort. Il roulait assez vite pour que les flics l'arrêtent et le fassent sortir de la voiture. Il a parlé un moment avec eux et pourtant, quelque chose attendait, à un endroit où il fallait aller. Maintenant, il fallait y aller. J'ai fini par penser qu'ils allaient l'embarquer. Le mettre en prison.
J'ai pleuré, et j'appelais. Je voulais qu'ils sachent que moi et ce qui se passait, on avait besoin de lui. Vraiment besoin. Qu'ils ne pouvaient pas l'emmener. Toi tu naissais. Le temps qu'on arrive, les médecins avaient déjà essayé de te tuer en faisant tomber l'appareil à radio. Ils t'ont manqué de peu, à ce qu'on m'a dit. Quelques centimètres à peine de ta tête. Mais t'as jamais eu l'intention de te laisser faire. Par une machine ou par personne d'ailleurs. Et ça, il suffisait de te voir pour le comprendre.
J'en ai passé, des nuits blanches à te bercer. A te raconter des histoires. Saloperie de Martine elle m'en a fait produire, des litres de salive. De toute façon tu m'empêchais de dormir. Dès que je m'éloignais, tu pleurais. Autant que ça serve à quelque chose. Je ne suis pas né avec mon amour pour toi. Tu me l'as fait rentrer dedans à coups de colères et de cris, à coups de babillages, de rires, de courses effrénées et de conneries.
Par contre, toi, t'es né directement avec ta force. Maintenant c'est doux, tout ça. En toi, la puissance est douce. Parfois, quand tu remarques quelqu'un, dans la rue, en train de pleurer, ça te prend comme une marée et tu t'assieds là, juste à côté. Tu ne dis rien d'abord et tu sors un mouchoir. Toujours un paquet sur toi. Pas pour offrir, mais peut être parce que tu as connu suffisamment de chagrins pour savoir. Que de temps en temps, il suffit d'un mouchoir. Tu en sors un et puis une cigarette. Et puis tu donnes l'un et l'autre, tu tapes dedans avec toutes les larmes que t'as pas voulu montrer. T'accompagnes. Tu dis souvent qu'il y a assez de gens malheureux pour qu'on en réchauffe un ou deux. Parce qu'on les sent, tes larmes, p'tit gars. On les sent quand tu te lèves et que le sommeil n'a pas glissé de tes épaules. Quand, les mains dans les poches, tu regardes droit devant les muscles lisses de la nuit. Quand l'amertume tombe de tes lèvres alors que toi tu bascules dans ta voix chaude.
T'aurais vu le visage de notre mère, quand on est arrivés à la maternité. Je crois qu'il n'y a rien, rien qui puisse être plus vrai que le visage d'une mère qui tient son nouveau né. Quand on y pense un peu, c'est normal. Elle donne tout. Elle donne vie. Toi t'étais comme la flamme en plein hiver où on réchauffe tout et la joie revient et coule à nouveau jusqu'à chaque bout. Elle se chauffait à toi déjà, sans que tu saches, on se chauffait tous et je ne savais pas pourquoi, je n'étais pas sûr, mais c'était bon.
T'as grandi. Il n'y a pas nécessité. Mais toi, t'as grandi. T'as apprivoisé tes mains, les matins, tes organes et ta peau. T'as menti, trébuché, t'as donné, refusé de recevoir, et puis t'as pris et été seul avec la vérité. T'as habité des ombres, t'as brûlé des baisers, tu t'es coupé et t'as dormi, rêvé, t'es tombé comme un peu de lait chaud dans le regard des autres. Tu courais toujours. Tu courais comme y en a qui respirent. Tu ne disais rien, tu courais encore, tu riais aux éclats, t'allais en avant et derrière toi y avait des choses au vent qui rappelaient la crinière d'un cheval quand il s'élance dans un grand tonnerre de galop à travers les plaines. Bêtement. Ivre. D'espace.
Il en a fallu du temps pour te ralentir. Du temps, mais ce qu'il a fallu, surtout, c'est des blessures. Pas des chutes. Pas les mains et les genoux écorchés. De vraies blessures comme celles qui renversent les hommes. En dedans. Celles qu'on ne peut pas dire, parce qu'il n'y pas de mot pour décrire à quel point un être peut se déchirer en silence. Toi, ça t'a simplement ralenti. Tu ne cours plus. Tes yeux, encore, quand quelque chose te touche. Quand, tout autour, les choses libres te répondent. Je crois bien que ça explique ta posture. La tête un peu en avant. Pas voûté, comme on le dit trop facilement. J'en connais qui m'ont dit, doucement, que ça donnait envie de passer une main dans ton dos. De te prendre dans leurs bras pour te redresser. La tête en avant. Elle a ralenti légèrement après le reste et c'est tout. Ta tête sauvage.
Y a des choses avec lesquelles on naît et qui nous dirigent toute notre vie. Et puis il y a celles qui naissent en dehors et qui nous baignent, celles qui nous battent à tous les coups. Qui nous tombent dessus et nous voilà, alors, tout étonnés, tout changés, nous voilà enrichis sans que pourtant rien n'ait perdu sa place.
C'est important que tu le saches. Je suis fier. Chaque fois que je parle de toi. Fier. Tu n'imagines pas, mais c'est plus, encore. Y a des gens qu'on croise et qu'on aime immédiatement et ça prend tout. Et puis y a ceux qu'on aime trop pour que tout s'efface. Ceux qui s'accordent avec toutes ces choses si évidentes auxquelles on ne pense plus. Comme la certitude que la nuit suit le jour, que l'eau coule, que le feu chauffe. Ceux qui peuplent cet amas indistinct qu'on nomme monde. Et sur ces pierres je bâtirai mon église.
oui, beau et plus
· Il y a plus de 8 ans ·Jaunie
Merci.
· Il y a plus de 8 ans ·thib
Oh ! beau ! si beau ! le flot d'amour de cette course ralentie
· Il y a environ 9 ans ·fionavanessa
C'est lui qu'est beau. C'est pour ça. Merci.
· Il y a presque 9 ans ·thib
et on finit par ressembler à ce qu'on aime...
· Il y a presque 9 ans ·fionavanessa
Nous devenons ce que nous sommes.
· Il y a presque 9 ans ·thib
Je pourrais dire plein de choses, mais finalement je crois qu'il y en une qui les résume un peu, c'est que t'écris bien la vie.
· Il y a environ 9 ans ·austylonoir
Putain de compliment, ça. Et surtout venant de toi. Ça me touche beaucoup.
· Il y a presque 9 ans ·thib
très beau texte, merci.
· Il y a environ 9 ans ·joanandmom
Merci à vous.
· Il y a presque 9 ans ·thib
Une église c’est du solide comme cet amour dont on sent les fondations indestructibles pour ton frère. Encore une fois profondément ressenti, touchant voire enivrant et toujours cette sensation d’être à la limite du déséquilibre.
· Il y a environ 9 ans ·erge
Ce qu'il y a de plus solide dans une église, c'est la foi qui l'a construite. Bon, je ne suis pas croyant, enfin pas dans le sens religieux en tout cas, mais ça ne m’empêche pas de le reconnaître.
· Il y a presque 9 ans ·Merci de te laisser ressentir, toi aussi, parce que c'est toujours des vases communicants, quoiqu'on en dise.
thib
Je suis vraiment touchée par ce texte, merci.
· Il y a environ 9 ans ·bleuterre
Te toucher me touche. Toujours. Merci, à toi, encore. Comme à chaque fois.
· Il y a presque 9 ans ·thib
Il y a dans ce frère qui a su apprendre tant de choses de la vie et du monde quelque chose d'à la fois magnifique et un peu salé en arrière fond. Mais ce qui le rend si unique, c'est aussi ton amour et le regard que tu portes sur lui. Et cela fait de toi un frère de cœur autant que de sang. Merci Thib.
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Nous sommes aussi faits de ce que nous inspirons. Chacun d'entre nous. De ce que les autres nous laissent de place.
· Il y a presque 9 ans ·Oui. Mais il y a aussi une part irréductible, je crois. Qui tient à la place que nous faisons aux autres, nous aussi. Merci Carouille. Merci beaucoup.
thib
beau......
· Il y a environ 9 ans ·Marion B
Merci...
· Il y a presque 9 ans ·thib