Brenda
sophie-dulac
Brenda
Ici, il y a toujours un avion qui atterrit ou qui décolle, un bateau de croisière qui sort du port.
Ici, on vit dans les Caraïbes mais la sauce reste américaine.
Ici, la plage est de sable blanc, le ciel turquoise et les nuits torrides.
C'est ici que Brenda a voulu finir sa vie, entre les excès d'Ocean Drive, le luxe de Lincoln Road et l'émulation de Bayside.
A Miami, elle ne dégivre plus son pare brise le matin, elle ne se calfeutre plus sous des chandails. Elle a eu froid toute sa vie Brenda, ici , elle est juste bien. Elle assortit tous les matins les couleurs de son short avec son bikini et elle laisse le soleil buriner la peau qui dépasse de sa tenue de plage. Son dernier lifting date d'une dizaine d'années, et Brenda a décidé maintenant de lâcher prise, elle laisse le temps faire sa besogne. Elle est finie l' époque des onguents, des crèmes anti rides et des consultations à la clinique de chirurgie esthétique. Elle sait que quand elle avait la peau douce et tendue, elle a loupé sa chrysalide, elle n'a jamais été un papillon. Alors elle cultive ses rides, choie ses flétrissures, se plait avec sa peau striée et ses pattes d'oie. Le soleil peut tanner son épiderme, elle en jouit communément, elle se délecte de chaque once de sa lumière de chaque bride de sa chaleur. Elle se dope quand même chaque matin avec un cocktail médicamenteux ruineux, quelques capsules de DHEA et d' improbables pharmacopées chinoises.
Elle s'est résignée aux marques du temps mais elle accepte de moins en moins ses asservissements, sa nuque toute raide et ses rhumatismes qui engluent et entravent tous ses mouvements. Alors elle consulte sans compter un grand gérontologue qui la ravitaille en analgésiques, anxiolytiques et codéines et un pseudo médecin tibétain qui la transfuse avec du sang jeune moyennant un tas de billets verts.
Elle n'a pas essuyée la crise des Subprimes, Brenda. Elle a touché l'assurance vie d'Anton, son défunt mari. Un plouc originaire du Texas qui se prenait pour Malboro man, il a grillé ses poumons avant que la multinationale brule son image et perde quelques procès. Pour venir se soigner au soleil dans un duplex à Key Biscayne, il a vendu son affaire d'import export de bois exotiques et sa villa de Brooklyn. Brenda n' a pas joué à l'infirmière bien longtemps, elle garde la petite urne avec ses cendres dans son beau living de Brickell Avenue. Elle a rapidement quitté Key Biscayne trop sage et policée pour se rapprocher de Miami Beach. Depuis qu'elle est installée là, elle pense moins à sa fille. Elle a eu cette gosse par conformisme, Anton ne lui avait rien demandé mais ils fréquentaient à cette époque, pour des raisons plus mercantiles que spirituelles, assidûment une des église protestante évangélique de Brooklyn. En réalité, elle pense maintenant avec le recul qu'elle a fait Penny pour augmenter les dividendes des actionnaires de Walmart , pour enrichir les élevages de vaches laitières du Wisconsin, et puis surtout pour pouvoir engager une véritable conversation avec ses voisines. Penny a grandi, est partie rapidement chercher ailleurs l'amour qu'elle n'a pas reçu de ses parents.
Elle a laissé à Brenda qu'un ventre tout flasque et la culpabilité d'avoir perdu une moitié d'elle même. Penny n'est pas venue à la crémation d'Anton, elle vit quelque part au Canada. Brenda a trop froid quand elle y songe. Elle voudrait que son cœur se fane avec le reste de son corps, que ses sentiments s'étiolent comme sa fraîcheur à jamais perdue. Elle aurait maintenant les mots pour Penny. Des mots d'une mère pour sa fille, des caresses à donner le soir au coucher, des sourires à échanger, de la tendresse à partager. Il est trop tard, trop tard pour l'amour et la compassion. Avec la vieillesse et la solitude elle a appris l'abnégation. Mais c'est douloureux parce qu'il ne lui reste que des regrets à partager et qu'elle n'a plus personne pour soulager sa conscience.
Elle voudrait oublier les remords qui la tourmentent, son désespoir, sa honte sa peine, alors à Miami, Brenda vit dans la frivolité, le superficiel, et la débauche. Le stupre absout la mélancolie et l'alcool abroge la souffrance. Elle traine dans les night-clubs de Coconut Grove, écume les bars, s'invite aux soirées d'Ocean Drive.
Elle se paye parfois un amant. Il vient le plus souvent de Little Haïti et zone jusqu'à Downdown Miami à la recherche d'un petit trafic ou d'une combine qui lui permettra de s'alimenter le lendemain. Noir, jeune, beau et pauvre, il arrive à bander pour seulement quelques dollars et pour le couvert du soir et du matin, Brenda peut caler sa tête dans ses bras toute une nuit. Avec Anton, au lit, elle accomplissait sa corvée conjugale avec résignation et nonchalance. elle est encore à la recherche du grand frisson. Son corps n'a jamais répondu aux assauts virils de ses amants. Elle paye surtout pour la chaleur, pour l'odeur acre et délicieuse de la sueur, pour l'abandon, pour des mots tendres contrefaits, des boniments dans un jargon inconnu déversés sur sa peau usée qui lui donnent encore l'illusion malgré tout d'être une femme.
La journée, elle s'installe sur une terrasse à Bayside, regarde les touristes qui partent caméras en bandoulière lorgner les villas des millionnaires entassés sur un petit rafiot qu'ils voient comme un transatlantique. Il leur faut pas moins d'une heure pour épier Fisher Island d'où ils reviennent concupiscents, assoiffés et fourbus d'avoir espionné l'intimité raffinée des stars cocaïnés.
En sirotant ses caïpirinhas sous un parasol, Brenda se moque de leurs coups de soleil, les trouve pathétiques et insignifiants. Au cinquième verre, elle envie leur insouciance et leur désinvolture. Elle a toujours désiré visiter l'Italie, Rome, Venise, Florence mais maintenant ses rêves sont plus moches encore que sa vie. La cachaça ne calme plus ses angoisses, l'eau de vie brésilienne n'inhibe plus son mal être. Elle coule dans ses veines cette envie de monter sur l'Espirito Santo Plaza. Le sommet du building de verre et d'acier l'appelle à chaque gorgée. Elle est persuadée qu'un jour elle plongera du haut de l'immense arche concave. Elle reste la nuit assise dans ce bar à Bayside pour ne pas croiser l'ombre du gratte ciel en rentrant chez elle.
Au petit matin dans un dernier verre, Brenda fait le saut du papillon sans ailes et reconnaît la flaque de sang et d'alcool gisante entre deux palmiers sur l'asphalte brûlant, 1395 Brickell Avenue, Downtown Miami, Floride.
Bravo pour ce texte!
· Il y a plus de 12 ans ·maxence
Une lente descente aux enfers, lente mais inexorable, avec les regrets d'avoir laissé passer l'amour d'enfant, et s'étourdir dans des chimères, l'alcool et les amours payés pour une nuit. La fin est pour elle le début d’un voyage vers la paix.
· Il y a environ 13 ans ·Yvette Dujardin
Je comprends qu'elle "voit" (par anticipation) la flaque de sang et d'alcool qu'elle va devenir dans une demi seconde, alors qu'elle est déjà en l'air. Mais p'têt' que j'me gourre ?
· Il y a environ 13 ans ·Vieillesse sans issue... Coup de blues pour le lecteur... Réussite !
le-fox
Triste mais beau et vrai
· Il y a environ 13 ans ·Eric Varon
Merci Stef pour votre lecture attentive. Je cours corriger mes fotes d'ortaugrafe.
· Il y a environ 13 ans ·Brenda reconnaît la flaque de sang car elle re voit toujours sa propre mort ...
je m'en veux que la fin ne soit pas plus explicite.
sophie-dulac
(facile): de ma part, bien sûr.
· Il y a environ 13 ans ·luc--2
Belle chute (facile), mais surtout beau rythme lancinant qui inspire cette mélancolie, les remords n'en deviennent que plus touchants. Merci Sophie.
· Il y a environ 13 ans ·luc--2
C'est la vie.
· Il y a environ 13 ans ·Marcel Alalof
Comme le chantent les Stranglers : There's always the sun. Mais dans certains cas ça ne suffit pas. Au cocktail sea-sex-and-drug il manquait peut-être le rock & roll.
· Il y a environ 13 ans ·Belle description d'une détresse sans espoir nourrie par la vieillesse et la solitude.
Chris Toffans
Belle narration, pleine de pudeur.
· Il y a environ 13 ans ·"Ici, on vit dans les Caraïbes mais la sauce reste américaine" : eh oui !
nouontiine
La dernière évasion du papion (papillon sans L)
· Il y a environ 13 ans ·yl5