C'est couillon, hein.

thib

Photographie Gilbert Garcin.

                


C'est couillon, un homme. Je ne dis pas ça au hasard, et je ne le dis pas par méchanceté. Et puis au fond, même, on pourrait dire que c'est par tendresse. Ce qui nous manque, j'ai l'impression. En ce moment. Pas immédiatement. Pas dedans, non. Mais entre nous, tous. Mais dans les gestes. Dans ces cordes qu'on s'amarre au cœur pour aller les uns aux autres. D'ailleurs ça manque tellement qu'on n'en a plus vraiment, de ces cordes. Là. Reste que c'est ce que je pense. C'est couillon, un homme.

               

La première fois que je me suis dit ça, c'était dans les mots de mon père. Fallait voir, cette époque. On y croit pas mais même une vingtaine d'année ça tire son fagot de changements. Pour ça et d'autres raisons on me pardonnera de faire comme si j'étais vieux. D'ailleurs, pour ce qu'on dit, on ne sait même plus ce que c'est, la jeunesse, alors vous pensez si ça me chaut, tiens. Cette époque c'est celle du frère. On dormait dessous dessus, tous les deux, et gaffe aux bordées. Moi j'avais le pont et lui la calle, des fois qu'il lui serait venu l'idée de tomber plus bas, ça faisait moins loin. Vogue et rêve, gamin, de la poupe à la poupe.

               

Faut comprendre que marmots, on avait pour le père en premier une admiration sans paille et ça nous brûlait bien sans férir. Et juste après, pour la mesure, c'était qu'on le craignait, on pourrait dire religieusement, mais c'était quand même sans religion pour le coup. Tout ça c'était ensemble une belle mayonnaise, mais je vous le dis pour bien comprendre. C'est pas juste le père, c'était l'homme aussi. Celui que tout le monde écoutait quand il avait à dire, et il ne se raclait pas la gorge, il ne préparait pas. C'était pourtant tout juste. On l'écoutait, on se taisait, et ça faisait comprendre. On aurait pu venir le voir pour les discordes, pour les brouilles et le malheur. Il était fait selon son cœur, et son cœur comprenait.

               

Quand c'était l'heure, on se bordait bien sous les draps, on remontait jusqu'au menton, on creusait l'oreiller. Et lui lisait. Il lisait. C'était plutôt comme s'il balançait des arbres, des paysages, des hommes et des femmes et tout pêle-mêle au beau milieu de la grande forêt du sommeil. Au milieu du visage et de la poitrine, des moellons, du ciment, des faîtages et de la chaux pour qu'ensuite ça se bâtisse en nous à sa façon.

               

C'est vrai que depuis, la vie je m'y suis bien frotté et quand on le fait, quand on la voit bien dans toute son épaisseur, avec son large, avec sa force ; et à côté les hommes à foutre sans arrêt du fumier dans la gueule des prochains. On se le dit. On se le dit même d'une façon pas polie. Entre les dents, et ça remonte de l'estomac comme un dégoût, ça a la couleur des colères. Mais la première fois, je me suis dit ça dans les mots de mon père et ça avait quand même une autre allure.

               

C'était peut-être bien l'âge. On n'a pas eu souvent le temps de bien souffrir quand on admire encore son père. Et ce qui nous arrive du monde c'est des morceaux, ça passe par la fenêtre, par les poumons, sous la porte et à travers les poignées de main et les regards. C'est des petits bouts et il faut patiemment tout assembler pour commencer à comprendre les grandes choses.

               

On était donc embarqués, le frangin et moi, bien habillés de nuit et on attaquait doucement les premières vagues de la forêt. Ce qu'il lisait, cette fois-là, c'était tout autre chose. Pas de paysages, pas de pays, pas de route ni de colline, non, c'était le pétrole. L'histoire du pétrole. Et petit à petit, l'histoire du pétrole s'est transformée. Petit à petit l'homme est entré. Au début, il est seulement entré dans l'histoire. Mais au final, c'est dans le pétrole qu'il est allé. Et là-dedans, il a commencé à tout transformer. A faire des plastiques, des carburants, des caoutchoucs, des cosmétiques.

               

Alors d'un coup, d'un seul, j'ai été pris d'une peur immense. Parce que, allez comprendre vous. La terre. Avec ses roches, ses gisements, ses forêts, ses montagnes, ses mers, ses volcans, et puis par-dessus, comme un glaçage, les millions de visages de la vie. Toutes les espèces, à leur place. En équilibre, comme ça. La terre. Et l'homme. L'homme et toute son agitation. Toutes ses œuvres, toutes ses études, tout son effort. A se démener comme un beau diable, à inventer des chiffres, et puis des choses et d'autres choses et encore d'autres, pour justifier les chiffres, qui voudraient justifier la vie, et puis des systèmes pour expliquer en quoi les chiffres, en quoi les choses. En quoi l'homme. L'homme tout petit comme une île perdue au milieu de ce large, de cette force. Avec ses mouvements, son entêtement, son inquiétude.

               

On dira ce qu'on veut, du bien comme du mal. Mais quoiqu'on dise, faut pas oublier. Que c'est ni du bon, ni du mauvais, que c'est comme ça et c'est tout. Y a rien d'autre. Moi, juste, ça m'a fait peur, et puis je me suis rendu compte aussi. Rendu compte que, rien que pour le microscope dans mon placard, il en avait fallu des hommes. Il avait fallu ceux qui s'interrogeaient, puis ceux qui comprenaient, puis ceux qui transformaient, et enfin ceux qui fabriquaient. S'il avait fallu inviter tous ceux qui, indirectement, avaient participé à l'invention de ce microscope à travers les siècles, philosophes, savants, inventeurs, ingénieurs, biologistes, l'appartement n'aurait pas suffi. Il aurait peut-être fallu un terrain de foot. Pour un microscope ! Imaginez pour une voiture. Pour que chaque pièce fasse conversation avec les autres, pour que chaque problème trouve un lit et se taise, et regarde et dise : « bon, ça fonctionne ».

               

Et tout ça, finalement. Tout ça, j'ai compris que ça n'empêchait ni le coup de poing que je m'étais pris le matin à l'école, ni ce qui me pinçait, dans la poitrine, quand on passait dans la rue où les pauvres mendiaient. Y a pas longtemps, le frangin a ramené en stop une fille qu'il ne connaissait pas. L'avait ramassée sous la pluie et elle avait l'air comme ça froissé d'un sac qui aurait eu traîné dans la rue. Gelée. Alors il l'a fait venir à la maison. Lui a préparé un café chaud. Mis une veste sur les épaules. Avant de la ramener chez elle. Quand on est allés fumer, le bonhomme avait froid, mais c'est comme ça. Je savais ce qu'il aurait dit. Il aurait dit c'est pas pareil, moi, je suis là parce que je veux, c'est de ma tête que ça s'est fait, et tant pis, je décide, mais elle non, si elle a froid, c'est un peu la faute à tout le monde, alors je lui laisse. Et il aurait haussé les épaules, comme ça, avec un petit sourire de gerbe de blé, pour terminer : c'est couillon, hein, l'homme.

  • j'aime !!! parole de couillon ;-))

    · Ago over 8 years ·
    Img

    Patrick Gonzalez

  • Quand dans la cage d'escalier de welovewords nous parviennent les effluves de ce que tu as mijoté, pas besoin de mots, le parfum de fraternité nous arrive droit dessus, nous réveille un peu, nous rassérène, car le goût d'un bon plat ne s'oublie pas, il est bon, plus que bon, il rassemble et en bon frère nous fait une place autour de sa table pour casser la croûte ensemble. Pour ce texte servi avec cœur, et al dente, merci.

    · Ago over 8 years ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

    • Partager, c'est se lier, c'est s'enrichir. Merci mademoiselle d'être encore au rendez-vous.

      · Ago over 8 years ·
      Vie1

      thib

  • t`´ecris beau
    un abrazo
    jeanne

    · Ago over 8 years ·
    Tomba

    Jaunie

    • C'est surtout toi qui lis beau. C'est sans mystère, mais merci beaucoup.

      · Ago over 8 years ·
      Vie1

      thib

  • ça tait du bien de te lire...... :-))

    · Ago over 8 years ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • Tant mieux Maud, tant mieux. Il faut du bien, dans le sens du bon, pour que les choses essaient d'être justes. Merci du passage.

      · Ago over 8 years ·
      Vie1

      thib

    • :-))

      · Ago over 8 years ·
      12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

      Maud Garnier

  • Je redis : vraiment, tu me donnes envie d'écrire....

    · Ago over 8 years ·
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    ellis

    • Tu sais où ça va tout ça. Je redis : on n'écrit pas, on donne rendez vous.
      Merci...

      · Ago over 8 years ·
      Vie1

      thib

  • Très joli, chaque mot semble choisi au millimètre, un travail d'orfèvre ou de fourmi ce texte... Je suis très admirative.

    · Ago over 8 years ·
    Holi le festival des couleurs inde

    joanandmom

    • Pourtant, celui-ci, je l'ai écrit très vite et sans vraiment réfléchir. Sans le retoucher en tout cas. Du coup, c'est un sacré compliment. Merci !

      · Ago over 8 years ·
      Vie1

      thib

    • Du coup c'est juste du talent !!!

      · Ago over 8 years ·
      Holi le festival des couleurs inde

      joanandmom

  • Il est beau ton texte, il est très doux. mon père ressemblait un peu à ce père là, alors oui, ça me fait tout doux en te lisant. Comme si j'entendais un peu l'écho de sa voix. Merci Thib.

    · Ago over 8 years ·
    Ananas

    carouille

    • Y a pas de quoi. On se fait tellement travailler du dedans par ses parents que... merci à toi Carouille.

      · Ago over 8 years ·
      Vie1

      thib

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