Chat

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D'une démarche menue, j'entretiens le mystère. J'incarne ma cinquième vie. J'en connais assez pour vous apprivoiser. J'adore vous glisser entre les doigts. Je vous nargue à l'instar d'une proie. À votre tour, vous me croquez du regard, me suppliant. Je vous toise et me proclame souverain de mes plaisirs. Réfugié en haut d'une commode, caché au fond d'un bahut, je vous observe. Je ne répondrai à vos supplications qu'une fois rassasié de mon interminable introspection.

Enfin, je me décide. Je m'étends de toutes mes vertèbres, baillant à m'en décrocher la mâchoire. Vous reprenez espoir en susurrant mon nom, de peur que j'interprète un haussement de gueule comme un aboiement. Vous patientez. Hors d'atteinte sous le canapé ou dissimulé sous une pile de draps, je ris dans mes moustaches de vous dominer.

À l'époque de Pharaon, sous les traits de la déesse Bastet, on me respectait plus que les esclaves sémites. Depuis quatre mille ans, vous vous prosternez, fascinés par ma nonchalance et mon émancipation. Alors, laissez-moi encore quelques minutes. Je me pourlèche les babines de me faire désirer, entamant ma toilette.

Je me résous à descendre de mon piédestal et je vous vois tétanisé. Oubliez votre crainte, vos caresses m'enivrent. Je ferme les yeux. Passez votre main de ma nuque jusqu'au bout de ma queue dressée, marquant mon abandon. Gratouillez-moi sous le menton et vous remporterez la partie. J'explose. Ô Maître, mes ronrons me trahissent ! Vaincu, je me transforme en boule d'amour sans me soumettre. Quand vous souffrez, je compatis et absorbe les mauvaises ondes, vous contemplant de mon œil magnétique.

Je peux me montrer taquin. Je reconquiers mon indépendance et je deviens fou. Je me souviens que je reste sauvage. Soudain, une multitude de victimes m'entourent. Camouflé, pupilles dilatées, je ne donne guère cher de la peau de vos balles ou de vos tapis persans, remontant aux sources mésopotamiennes de nos premières rencontres. Fier de mes exploits, j'accours vous adouber. Je pointe le bout de mon museau et je vous marque de mon emprise. Au jeu du chat et de la souris, qui gagnera ?

Sœur Louise trottine tous les matins vers la cathédrale, un sourire discret au bord des lèvres. Dois-je l'admirer ou l'envier ? Soixante ans au service des humbles, sans se plaindre, ni préjuger. Quand elle me confia que ses prières m'accompagnaient afin que je retrouve un emploi, je me sentis honteux. Face à elle, je ne révèle que ma patte de velours, loin d'être le sphinx qui se présente sous ses meilleurs atours quand je baisse l'échine et que je reconnais mes pêchés. Quasi-sainte, pourrait-elle saisir que je m'emprisonne en un siècle où, quotidiennement, je donne des coups de griffes et grogne, marquant mon territoire ?

Elle se fiche de mes défauts. À l'abri du besoin, elle s'abreuve de toute la misère dont elle ressent les vibrations. D'adorations en crédos, elle a développé un sixième sens. On devine qu'elle hante à peine ce monde. La grâce l'imprègne sans qu'elle ne se prétende miraculeuse. Un prodige, en ces heures où chacun ne raisonne qu'à satisfaire ses propres intérêts. Dans les ténèbres, sœur Louise veille.

Nous discutons rarement. Elle cultive le secret telle une chatte. Pourtant, sa foi ne lui accorde qu'une seule existence. Et, ô combien elle en posséderait sept, cela ne changerait rien. Au fil de ses renaissances, sans doute aurait-elle remarqué que les caniveaux s'engorgent sans fin de fiel.

Ma sœur, ne perdez pas votre temps. Je demeure un bon gros matou nourri généreusement et je vous implore de tourner vos pensées vers les parias, les invisibles, les chats noirs de notre société qui en sont réduits à fouiller nos poubelles.

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