Chok des Kultures

Elsa Saint Hilaire

 Porte de Choisy 8h30


La camionnette pénètre en trombe rue Labrouste. Le chauffeur, un jeune black, porte une casquette à l’envers et pilote son utilitaire comme un bolide de course. Les baffles poussés au max gueulent un rap de Sexion d’Assaut: 


♫♪▓♫►◄♪▓▓♫ « J’irai jusque devant l’chef d’Etat, lui dire en face c’que j’pense sans faire de détails casquette à l’envers
On dit que l’habit ne fait pas le moine mais moi on m’a jugé parce que j’avais ma casquette à l’envers
J’vais pas faire de cinéma c’est (Die)
Désormais je ne vais frapper que là où ça fait «Mal»
Tout Paris me guette Akhi c’est (Die)
Désormais je ne vais frapper que là où ça fait «Mal » ♫♪▓♫►◄♪▓▓♫


Crissements de pneus sur le macadam nappé d’une fine couche de neige. Inéluctable dérapage… Il évite de peu une vieille chinoise emmitouflée dans une ample et longue doudoune  noire qui glisse et se retrouve le cul par terre. Le molleton amortit le choc, évitant les dommages. Elle arrive à se relever et une bordée d’injures en mandarin vrille aux oreilles du black. Le gars, qui a du savoir vivre, lui fait un doigt d’honneur, enclenche la première et disparait dans l’entrepôt des Frères Tang, au 41.

David l’attend en bas et l’attente il n’aime pas cela. En réalité David s’appelle Chen, mais ici les vrais prénoms, ça n’existe pas. David insulte le chauffeur qui a un bon quart d’heure de retard. Le gars hausse les épaules, appuie sur « replay » et psalmodie : ♫♪▓♫ « désormais je ne vais frapper que là où ça fait mal. »  Le chinois s’énerve. Ils ont dix minutes pour vider la camionnette. Les cageots de coriandre sont débarqués en premier. David remarque que l’étiquette mentionne une origine qu’il ne connait pas. Le ton monte… Le gars hausse les épaules et rappe « … là où ça fait mal… » ▓▓♫. C’est le tour de la volaille… des boîtes de cuisses de gallinacés aux proportions gargantuesques s’empilent sur le quai de réception. David inspecte la marchandise douteuse d’un air dégoûté. Il consulte la commande et remarque que des steaks de cheval manquent. Le black rigole et lui explique qu’il ne s’agit pas d’un oubli. Il improvise une fable…les juments promises à la découpe ont foutu le camp de l’abattoir et se sont évanouies dans la nature à l’exception d’une vieille haridelle qui n’avait que la peau sur les os, d’où la rupture de stock. La peau, celle de David, devient livide.  Restent au fond de la camionnette des conserves de fruits et de légumes.Le black fait du genre, il empile cinq bocaux de litchis au sirop au creux d’une main large comme un battoir et entame une démonstration de breakdance. Les yeux de David lui sortent des orbites. Il crie à la catastrophe et agite les bras. Troublé, le rappeur trébuche. Un bocal tombe et éclate, répandant son jus sucré sur les pompes de David. Finissant son smurf stylé, le black pose enfin les quatre bocaux intacts tandis que Lefa chante : « On a des yeux dans l’dos donc on porte nos casquettes à l’envers et ça dans n’importe quelle cascade »♫♪▓.

Crâneur, il se plante devant David qu’il dépasse de deux têtes, sort de sa sacoche le bordereau de réception à signer.

Le chinois le dévisage, sourire narquois aux lèvres. Il prend le document, le contemple avec soin, puis le déchire en menus morceaux sous le regard perplexe du livreur. Ultime bras d'honneur... tournant les talons, il disparait dans l’entrepôt après avoir désigné d’un geste raide un dazibao accroché au mur :

« Exige beaucoup de toi-même et attends peu des autres. Ainsi beaucoup d'ennuis te seront épargnés. Confucius » 

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