Chronique d'un jour ordinaire.
junon
La chronique du jour:
Tout a plutôt bien démarré. Le week-end vient de commencer, on est juste Samedi soir. Bon, d'accord, Samedi soir, on peut aussi se dire que c'est déjà la moitié du week-end, mais rien n'interdit d'essayer de voir le verre à moitié plein plutôt que celui déjà sérieusement entamé, non? Donc Samedi soir, ma fille et moi nous sommes tranquillement assises sur le canapé devant une série étasunienne qui nous laisse tout le loisir de penser à autre chose et de nous raconter notre fin de semaine, lorsqu'elle lâche tout à coup d'un ton désinvolte : "Au fait maman, je vais avoir besoin d'un nouveau pantalon de jogging. Le noir est trop petit, j'ai froid avec le blanc, et puis de toute façon, un seul, ça suffit pas, t'as pas le temps de le laver avant que je partes chez papa ."
Pas faux. Sauf que là, forcément, patatras. Fini la tranquillité, exit le bonheur tout simple de papoter sans but précis, toute la douceur de la fin de semaine, envolée! Car celles et ceux qui vivent dans un village de campagne, à 25km de la première (petite...)ville sauront exactement ce que j'ai ressenti là, à cet instant précis. Je vois aussitôt se profiler devant moi, en un long travelling désenchanté, le marathon à programmer pour réussir à remplir avec brio la mission "pantalon de jogging urgent". Déjà, il faut trouver le bon moment. C'est que de fait, je ne suis pas totalement libre le Samedi. Comme beaucoup de femmes en province, je travaille dans le commerce, gros pourvoyeur d'activité dans nos régions, bien plus que les emplois de bureaux. Le Mercredi après-midi, autre journée potentiellement de choix pour s'en aller faire des courses, il y a les sacro-saintes "activités". Je vous laisse cocher au choix, et dans le désordre: danse, musique, solfège, judo, escalade, bref, si on y ajoute les devoirs, pas vraiment le temps de se taper en plus 50km aller-retour pour aller faire des emplettes.
Nous reste donc le créneau du soir de semaine. Un jour où je ne travaille que le matin, je passe donc récupérer ma fille directement à la sortie du collège, et nous voilà parties à la recherche de l'oiseau rare. Première étape franchie avec succès, maintenant que le moment clé a été trouvé, me voilà donc au volant de ma petite voiture rouge, filant à l'assaut de la ville et de ses vitrines. Mais hélas, trois fois hélas, cela ne suffit bien sûr pas à régler le problème, car notre principal souci se trouve justement au niveau des dites vitrines. En tout et pour tout, deux enseignes spécialisées nous offrent un choix relativement restreint. C'est que là, attention, on ne parle pas de ces géants de l'accessoire sportif où le GPS devient indispensable afin de ne pas s'égarer sur le chemin de la sortie et où il est vivement conseillé d'équiper les enfants en bas âge de balises de repérages, non... Chez nous, on s'interpelle sans peine d'une extrémité du magasin à l'autre pour commenter l'éventuelle trouvaille que l'on vient de faire. Et tout ça sans trop gêner les autres clients en plus, et sans l'aide d'un porte voix. Notez bien, cela présente certains avantages, évidemment, mais la notion de "choix" en fait très modérément partie.
Mais avant d'en arriver là, il faut avant tout réussir à garer la voiture, parce que là, attention! N'allez surtout pas vous imaginer que la vie dans ces petites villes nous évite d'affronter ces contraintes bassement matérielles, bien au contraire. Ici, pas de métro, évidemment, et tout juste quelques bus qu'empruntent principalement les jeunes qui ne disposent pas encore de l'indispensable sésame: le permis, et la bagnole qui va avec.
Ici, on ne fait rien sans voiture, on ne peut pas travailler, on ne peut pas aller faire ses courses, on ne sort pas, pas de cinéma, pas de concerts, tout passe d'abord par cet accessoire indispensable et terriblement éconophage, le véhicule personnel (éconophage: mot librement composé, de "économies", et du suffixe "-phage", c'est à dire "qui mange"... )
Tient, ça, c'est du reste la première question que vous posent les potentiels employeurs, lors de vos entretiens: "Et vous avez un véhicule personnel, bien sûr?" Preuve s'il en était besoin que chez nous, sans voiture, on est rien. Mais comme nous sommes nombreux à souhaiter ne pas être "rien", des voitures, il y en a beaucoup, de plus en plus, et les rues du centre-ville n'étant pas extensibles à l'infini, la recherche d'une place de parking relève souvent d'un véritable tour de passe-passe. Admettons pour finir que je la trouve, cette place, peut-être même ai-je de la chance, quelqu'un qui part juste comme j'arrive, tiens, chic alors! Nous voilà donc enfin rendues au premier magasin. Là, pas besoin de tourner trois heures (cf: les dimensions dudit magasin précédemment évoquées), rien ne convient à fifille, tout est trop grand, ou trop petit, ou trop moche, ou pas à son goût, ou alors absurdement trop cher. Je ne vais quand même pas claquer un demi-salaire dans un demi-ensemble de sport, non?! Surtout vu comme elle aime le sport! Non, là, il faut concilier les exigences de la mode vues par une fille de treize ans avec les exigences de mes fins de mois. Heureusement, elle est raisonnable, elle comprend très bien, mais ça ne règle pas notre problème de fond, on ne l'a pas encore, ce jogging. Donc, reste à sortir de là, reprendre la voiture (et oui, hélas, trois fois hélas, le second magasin est à l'autre bout de la ville), et on remet ça. Je pourrais vous dire que nous n'avons pas plus de succès dans cet autre boutique, pas plus du reste que dans les deux grands supermarchés où nous tentons notre chance en désespoir de cause. Je pourrais vous raconter comment nous rentrons finalement trois heures plus tard, la tête basse, le mollet courbatu d'avoir trotté de droite de gauche, dépitées de notre échec. Ce serait triste, mais je pourrais vous raconter ce fiasco dans le détail. Sauf que là, non, je m'en voudrais de vous déprimer, alors tenez, hop! Je garde ça pour moi.
Et puis ce soir-là, pendant que je prépare le repas, ma fille allume l'ordinateur dans le bureau. Trois clics et quelques minutes plus tard, un cri triomphal me fait lâcher spatule et casseroles, et accourir auprès d'elle. Elle l'a, elle le tient, il est "trop beau", c'est juste celui qu'elle voulait, et en plus il coûte pas cher, dis, on peut le prendre, dis...? Entend-elle seulement le "ouf" discret de soulagement que je pousse? Je n'en suis même pas sûre. Quelques jours plus tard, la merveille arrive directement dans le tabac-carterie-magasin de jouets du bourg voisin qui fait aussi office de relais-colis, et le Mardi suivant, c'est un jogging flambant neuf qui habille les longues jambes de ma toute grande quand elle quitte la maison aux aurores pour rejoindre l'arrêt du car scolaire, en haut du village.
Je souris toute seule dans mon coin. Déjà, quand j'étais ado, je m'adonnais avec délice aux joies du shopping sur catalogue, les grandes enseignes de ventes par correspondance ayant fait les beaux jours de mes envies de jeune fille sevrée de boutiques. Le catalogue est depuis passé au virtuel, mais de toute évidence, le plaisir reste le même.
Allez, tenez, à l'automne si vous êtes sages, je vous raconterai les bottes et le manteau d'hiver...
Merci à toi Joëlle ... :))
· Il y a plus de 12 ans ·junon
Je suis d'accord aussi Wen, mais l'agréable, c'est d'avoir le temps et surtout aucune obligation de "trouver". Sinon, cela devient vite l'enfer...
· Il y a plus de 12 ans ·Et oui, vive le net qui nous fait rencontrer et échanger... ça, c'est de la vraie richesse !! :-)
junon
Je découvre ce texte uniquement aujourd'hui. Très bien décrit, j'aime. Et sur le thème en lui-même, je suis terriblement partagé. Les heures passées à déambuler dans les magasins peuvent être tellement agréables mais il y a tellement de pré-requis... (temps, facilité de déplacement, choix, etc.). Alors pour cette raison comme pour tant d'autres, vive Internet sans lequel nous ne nous serions pas rencontrés.
· Il y a plus de 12 ans ·wen
Oui, celui-ci est tout à fait autobiographique, et oui encore, je l'aime, ma pitchoune :))
· Il y a plus de 12 ans ·junon
Moi j'en ai deux, filles. et je comprend vraiment très bien .mais c'est joliment raconté. Je souhaite que ce soit autobiographique. Vous avez l'air de l'aimer beaucoup la "pitchoune". Bravo!
· Il y a plus de 12 ans ·divagations-solitaires
Très ordinaire, en effet !-))
· Il y a plus de 12 ans ·Pascal Germanaud
Un quotidien trés agréable à lire
· Il y a plus de 12 ans ·corinne-antorel
@ Mystéria, merci, et merci à Seb de me partager ;-)
· Il y a plus de 12 ans ·@ Mathieu, je vais faire un effort, promis, tes mots sont de sacrés encouragements.
@ Eaven, ce n'était pas franchement un plaidoyer contre le vie chère, plutôt un instantané de vie ordinaire (mais dans laquelle, évidemment, la question économique joue son rôle)
@Anne et Stef .... merci de votre lecture et de ces quelques mots!!!
junon
Entièrement convaincue et solidaire. Mais quel paradoxe de savoir que dans le milieu des années 80 les diplômes ou l'ascenseur social avaient encore une petite signification. Les salaires ont tellement stagné au regard des prix des produits de première nécessite, surtout le toit.
· Il y a plus de 12 ans ·eaven
excellente scène de vie!!!
· Il y a plus de 12 ans ·merci seb pour le partage!
Karine Géhin
... d'un coup, et sans forfait !! Oui, la scène mériterait d'être écrite !! Merci Jean-Louis... :-)
· Il y a plus de 12 ans ·junon
Nous en somme tous là, ma chère Junon ! le choc générationnel ! Nos mômes n'imaginent pas comment nous galèrions à leur age, quand on voulait se payer un "truc" à la grande ville du coin (la plus proche pour moi : 60km A/R). Ils n'ont qu'à peine conscience que nous n'avions, ni Internet, ni téléphone portable.
· Il y a plus de 12 ans ·Décathlon n'existait pas encore, même !
Heureusement nous avons su prendre en chemin les nouveaux réflexes qu'ils ont, EUX, acquis dès leur naissance. C'est bien simple, parfois je me demande s'ils ne sont pas né avec une prise USB à la place du... enfin vous voyez, quoi !
Parfois, par vice ou cruauté, j'imagine la génération de nos marmots jetée sans ménagement dans les mid 80's, comme ça, d'un coup, ET SANS FORFAIT ! Ah quel pied !
Vivement la suite !
Jean Louis Michel