Cinquante balles pour la peau
le-fox
(Bernard, dit « Méhari », SDF et clochard, vit dans la rue avec son chien. Comme il est en bonne condition physique, on lui confie volontiers des petits boulots dans le quartier. Un jour, il est repéré par une sorte d’entremetteuse qui recherche des « acteurs » pour des films très spéciaux, diffusés sur internet. Il s’agit tout bonnement de se laisser taper dessus… Il accepte, pour lui c’est de l’argent facile.
Il se laisse donc tabasser, mais plutôt gentiment. Il est jugé bon « acteur », il encaisse bien les coups, et elle revient le voir pour lui proposer un deal un peu différent ; elle connaît des gens qui organisent non des combats de coqs, mais des combats d’hommes, sur lesquels on parie, toujours sur internet. En faisant ça, il pourrait gagner beaucoup plus.
Encore une fois il accepte. Mais dans cette vie de « gladiateur », plus on risque sa peau, plus on est apprécié, plus on gagne d’argent. L’ennui, c’est qu’on tombe toujours sur plus fort que soi. Et là, on joue sa peau…
Bien qu’imaginaire, cette histoire est basée sur des faits réels).
Au début, je croyais qu’elle faisait un reportage, la fille, parce qu’elle s’était pointée avec une caméra, et puis qu’elle m’avait posé pas mal de questions. Un reportage sur les clodos, les SDF, les types à la ramasse, quoi. Un peu dans mon genre. Moi, je lui convenais bien, elle m’a dit, j’étais épave mais pas trop. Avec des restes. Enfin elle l’a pas dit avec ces mots-là. Elle m’a pris sous tous les angles, avec son truc, et elle m’a demandé si ça me botterait de gagner cinquante euros. J’ai dit oui, évidemment. Cinquante euros, pour moi, c’était vraiment du blé. Et puis ça me changerait du métro, tendre la pogne, à vot’bon cœur… Surtout que maintenant, même sur les lignes un peu cossues, la manche c’est plus ça. La charité devient frileuse, elle s’enrhume facile, les petites pièces restent bien au chaud au fond des fouilles. C’est plus de la vaisselle de poche qu’ils se trimballent, les chrétiens, c’est des élevages d’oursins. Avec plusieurs mouchoirs en plomb par dessus, pour faire bon poids.
Arthur s’est mis à grogner en lui sniffant le bas couture. Je lui ai demandé de se mêler de ses oignons, qu’il vienne pas me casser la baraque.
« Eh, tête de noix… Cinquante balles, tu bouffes aussi, alors museau ».
Il s’est calmé, pas contrariant, et il s’est intéressé à autre chose.
« Il mord pas, au moins ? », elle a fait.
Je suis resté évasif. Faut jamais dire que son chien ne mord pas. D’abord parce qu’il pourrait très bien mordre, et on passerait pour un menteur. Ensuite, parce que ça pourrait encourager les malfaisances.
« Il mord des fois. Mais il passe pas sa vie à ça. Là, non, il a la tête ailleurs ».
Rassurée sur ce point, elle m’a parfumé sur le topo. Pas compliqué, j’avais pas grand chose à faire ; juste me laisser taper dessus. Par des nanas, en plus presque à poil, qui prenaient leur pied comme ça. J’ai rigolé ; c’était bien de l’honnêteté, des fois dans la rue on se fait casser la binette pour pas un rond. Et là, par des nanas ! A chacun ses phantasmes, hein, moi je m’en foutais un peu. De toute façon ça me réchaufferait, et puis un peu d’exercice, c’est jamais mauvais. J’ai un copain, comme ça, il se fait son pognon en jouant aux autos tamponneuses avec un caddie. Le jeu, c’est de le foutre dans le caddie, et de balancer le tout au hasard, droit devant soi, en poussant fort. Plus y’a d’obstacles, et plus c’est marrant, il paraît. Pour les autres, hein, pas pour mon pote. Lui il ferme les yeux, il attend que ça se passe, il compte les chocs. Une fois ça a failli mal tourner, à cause d’un escalier un peu raide. Il avait pas mal dégusté, mais bon, rien de cassé. Les types ils filment ça, et après ça passe sur internet, à ce qu’on m’a dit. Mais ça encore, ça reste du sport ; j’en connais un, sa spécialité c’est de se faire cracher à la gueule. Pour dix balles, on a le droit de cracher cinq fois, en visant la bouche ouverte. Y’a des rigolos que ça démange de mollarder sur le monde, faut croire. Heureusement ils ne sont pas très adroits, et c’est rare qu’il soit obligé d’avaler. Moi j’aimerais pas ça, il me semble, mais lui c’est sa combine, un mollard c’est jamais qu’un gros postillon, qu’il dit. Enfin y’a des gens qui douillent pour mater des images comme ça.
Des tordus il en faut, j’imagine.
La blondinette, elle avait pas l’air tordue, plutôt bien dans ses pompes, bon chic Paris. Elle réglait son affaire avec tout le sérieux du monde, une affaire normale ; payer un type pour se faire défoncer par des furies, effectivement ça respire le normal, un business comme un autre… Tout juste si elle a pas sorti un calepin Hermès pour vérifier ses rendez-vous, pas s’emmêler les cannes entre mézigue et le bal des petits lits blancs… Une pro !
« La station Sablons, vous voyez où c’est ? Demain, à midi. Je vous y attendrai ».
Pour voir où c’était, je voyais. Y’avait que midi, c’était pas arrangeant pour moi comme horaire, mais c’est ça le boulot : toujours aux heures où vous auriez envie d’être ailleurs. J’ai pas toujours été à la rue, je sais de quoi je parle. C’est un bouffeur de temps énorme, le boulot. On passe sa vie à attendre les congés, les vacances, la retraite… On gratte deux jours par ci, trois minutes par là, pause clope, arrêt maladie… Et quand on n’en a pas, grosse catastrophe, on sort du système… C’est sacro-saint, ça, le système. Faut être dedans, toujours… Payer des impôts, faire tourner la machine. Il aime pas les inutiles, le système, il le fait sentir. Même dans les pays où le travail existait pas, il est allé fourrer son nez, le système. Là-bas on chassait, on bouffait parfois une grand-mère quand la chasse était pas bonne… On a été leur dire que non, c’était pas ça la vie. La vie c’était les routes, les immeubles, le fric. Eux ils comprenaient pas, le fric ils savaient pas ce que c’était, on a dû leur expliquer. Fini la chasse, faut marner à l’usine pour gagner ta viande. Ils ont fini par piger, pour être heureux faut avoir du fric. Les plus nombreux, c’est comme ça qu’ils sont devenus malheureux : ils en avaient pas. Maintenant c’est fait, on ne peut plus revenir en arrière.
Enfin bon, midi, tant pis pour la jaffe. Au fond tant mieux, un mauvais coup dans le bide c’est vite arrivé, vaut mieux qu’il soit vide. Je savais pas où elles allaient viser, les greluches, si c’étaient des retorses qui tapaient fort, pour faire mal, ou juste pour rire. Sablons c’est Neuilly, un quartier qui suinte les bonnes manières, ça devaient être des bourgeoises en quête de sensations. « Devine ce que j’ai fait aujourd’hui, chéri ? J’ai tabassé un clodo. – Non !!! – Si, je te jure… ». Le tout avec l’accent thé sucré qu’elles ont. Qu’elles aillent pas se faire mal sur ma carcasse, surtout. Se casser un ongle. C’est que c’est du costaud ! Cent quatre-vingt livres hiver comme été ! Rien que du muscle ! Face à leurs petits poings manucurés ! Une partie de rigolade.
« Bien sûr, vous ne prenez pas votre chien avec vous ».
Merde, Arthur. Au mot « chien », il avait redressé le nez, interrogateur. C’est vrai qu’en général, on turbine en tandem. Lui il apitoie. Moi je récolte. Y’a rien de tel que des yeux de chien pour attendrir les égoïsmes, même les plus durailles. Le laisser ça m’embêtait bien, mais là naturellement rien à faire. Il faudrait que je le laisse à Jumbo, il pourrait me le garder, j’en étais sûr, il l’avait déjà fait, mais j’aimais pas. C’était pas la question de Jumbo, lui c’est le brave type. On l’appelle comme ça à cause de sa carcasse énorme et de ses oreilles de Boeing, son vrai nom c’est Michel, enfin je crois. Comme personne ne l’utilisait plus jamais, son vrai nom, il l’avait comme qui dirait perdu, égaré. Moi c’est pareil, je m’appelle Bernard, mais ils m’appellent tous Méhari, à cause de ma voiture, au début. Parce qu’au début, quand je suis arrivé à la rue, j’avais encore cette voiture, je dormais dedans, avec toutes mes affaires et puis le chien. Ce que les huissiers n’avaient pas saisi, quoi, tout ce qui était sans valeur. Des bricoles, mais des bricoles utiles. Une casserole, des couverts, tout un service de verres à moutarde, un réchaud de camping, naturellement des couvertures… Je l’ai revendue très vite, y’a des amateurs pour les vieilles voitures comme ça, mais le nom m’est resté. Forcément, une voiture en plastique orange, ça marque les esprits. Enfin Arthur, ça m’embêtait vraiment de le laisser si longtemps, il a pas l’habitude. Je tâcherai de lui expliquer.
Elle m’a répété ce que je savais déjà, comme si j’étais énormément niais, gâteux total, cerveau pourri aux alcools. Pourtant, en général, je passe pas tellement pour un con. Par rapport à d’autres. Y’en a, c’est des vrais déchets, faut admettre. Des loquedus pas permis, y’a qu’à les renifler. Important, ça, l’olfactif, pour mesurer le degré dans la dégringolade. Chez nous personne sent la lavande, forcément dehors, les salles de bains ça pullule pas, mais certains, on dirait des décharges sur pattes. Ceux-là on leur donne pas longtemps sur terre, encore un hiver, deux à la rigueur… Et puis non, on se goure, comme des sphinx à chaque printemps ils renaissent de leur tas de merde. C’est jamais eux qui meurent de froid : la crasse ça protège.
« Demain, midi, station Sablons. Vous y serez ? Je compte sur vous, absolument, vous savez ».
Je l’ai rassurée, c’était gravé dans ma caboche. Elle m’a encore donné un rasoir jetable et une savonnette, fallait que je présente bien, surtout. Qu’elles aillent pas taper dans le cradingue, les mignonnes.
« C’est pour le film, vous comprenez. Je vous ai dit que vous serez filmé ? »
Non, elle l’avait pas dit, mais j’avais cru comprendre. Sinon, pourquoi elle aurait trimballé une caméra ? C’était encore un de leurs trucs, les loufdingues d’internet: pouvoir se repasser leur quart d’heure de marrade, leurs photos de vacances à elles. Avec moi en vedette. Il en fallait de l’imagination pour me confondre avec Belmondo, pourtant. Elles devaient pas avoir les moyens de se payer le vrai. Et puis le vrai, il aurait pas voulu. Pas fou, lui.
Moi, je commençais à me demander.
°°°
Jumbo a tout de suite été d’accord. ça lui plaisait bien, de garder le chien, à Jumbo, ça lui ferait de la compagnie. Bavard comme il est, en général il parle tout seul, eh bien là ça lui ferait un auditoire. Un qui était moins d’accord, c’était Arthur. C’est fou comme les chiens ça entrave vite, quand on va les laisser. La peur de l’abandon, le définitif, c’est le plus terrible pour eux. Avoir une baraque, un jardin avec des nains sur la pelouse, ils s’en contrefoutent, dormir dans les cartons ça les gêne pas. Avant d’arriver à la rue, j’avais voulu le donner, Arthur, qu’il ait une bonne maison, une gamelle assurée… On avait été voir les gens qui voulaient bien le prendre, des braves gens, des petits vieux, leurs enfants ne venaient plus les voir, alors un chien… Lui Arthur il s’est mis à trembler, à gémir… Ils étaient bien désolés, les petits vieux, quand on est repartis.
Là encore, il m’a fait le coup de la tremblote, des pleurnichements.
« T’inquiète pas, c’est son cirque habituel, a fait Jumbo. Dès que t’auras tourné le coin de la rue, il sera tout à fait calme ».
J’ai filé comme un voleur de poules. Derrière moi, les jérémiades canines se sont estompées, pour disparaître tout à fait.
(à suivre…)
Et c'était pas "peau de balle"... je viens de lire la nouvelle sur le blog Douyoulovewords... Bravo pour la publication !!
· Il y a plus de 12 ans ·Reconnaissance méritée de la qualité de ton texte, qu'on prend comme un coup de poing dans les tripes ... (même si je reste bien consciente que la douleur, pour moi, n'est que toute métaphorique, et que je n'ai pas à subir celle qui fait le quotidien de ton personnage malheureusement très réel....)
junon
Огромное спасибо-merci beaucoup!
· Il y a presque 13 ans ·Vladimir Tchernine
Renard, ça me gave de lire tes mots que j 'aurais pu écrire... ;-)) Soyons égocentrés !! J'adoooore !CDC for ever
· Il y a presque 13 ans ·Agnès Fonbonne
Oui c'est du grave, entremêlée à l'histoire beaucoup de sentiments et de vérités, ça va faire du contraste ! Bon sujet, merci, je suis...
· Il y a environ 13 ans ·Edwige Devillebichot
la tension monte peu à peu... une écriture efficace, des trucs super bien vus, la litote acerbe, hâte de lire la suite...avec toi, je m'attends à du grave de chez grave! :-)
· Il y a environ 13 ans ·et cd♥...
Elsa Saint Hilaire