Coatgoz le Vénérable

anton-ar-kamm

Il était une fois, au cœur du Pays de Ceux qui habitent le Bout du Monde, une immense forêt, qui s'étendait vers le nord, des frontières du Canton des Vallées Bleues jusqu'aux contreforts des Montagnes Noires. A la fois abondante et généreuse mais aussi inextricable que mystérieuse, cette forêt fascinait autant qu'elle effrayait, et bons nombres d'histoires fantastiques couraient sur son compte. Ravinée par la paisible Rivière d'Argent qui serpentait doucement en son sein, elle plongeait ses racines dans un chaos de roches arides, de mousses luxuriantes et de sous-bois grouillants et humides. A bien y regarder, elle semblait être née d'un incroyable cataclysme.

Sa gracieuse hospitalité ne s'offrait qu'aux promeneurs avertis. Ses chemins et sentiers formaient un véritable labyrinthe végétal.

L'un d'entre eux, peut-être le plus ardu à poursuivre, commençait près du moulin en ruine pour remonter la rivière sur quelques lieues, avant de pénétrer dans un sous-bois au croisement de la Pierre Levée. Ce chemin escarpé sillonnait entre les immenses rochers patinés par les millénaires, les cadavres de souches mortes et les racines qui se glissaient au milieu de tout cela, exigeant attention et escalade par endroit. Ce n'est qu'une fois traversé un épais mûrier que vous débouchiez sur la Clairière aux Nuages. Et c'est là même, au centre cette clairière, que demeurait Coatgoz, le Vénérable.

La Clairière aux Nuages était un des rares endroits à l'air libre de la forêt, d'où son nom. Tel un sanctuaire que les arbres n'osaient profaner, elle présentait une circonférence parfaitement ronde.  

Le Sieur Coatgoz trônait là, de tout son séant, avec la fierté que son statut de plus vieux chêne de la forêt lui conférait. Car, dites-le vous bien, aucun autre de ses congénères ne pouvait le défier tant du point de vue de la taille, que de la robustesse de son tronc et que de la sagesse de ses jugements. Tous les arbres considéraient Coatgoz le Chêne comme le Roi de la Forêt.

Le bruissement des feuilles racontait que sa cime tutoyait le ciel, que ses racines chatouillaient le centre de la terre et que la dureté de son bois pouvait briser la plus solide des pierres. Les oiseaux considéraient comme privilège que de pouvoir reposer leurs pattes sur l'une de ses branches et il paraîtrait même qu'un seul de ses glands suffisait à nourrir une famille entière d'écureuils pour tout l'hiver. A l'automne, lorsque ses feuilles tombaient sur le sol, leurs bienfaits étaient tels que l'humus pourvoyaient au printemps les plus précoces et les plus belles primevères.

Les conflits de territoire qui agitaient parfois la sylve étaient soumis à la sagacité de Coatgoz, dont le moindre bruissement de ramée suffisait à ramener l'ordre dans la forêt. Même les Hommes lui rendaient hommage. Plusieurs d'entre eux venaient à ses pieds pour le célébrer, unir des couples, ou encore rendre leur justice. Le Grand Chêne gardait en toute occasion sa placidité intacte, se contentant de bomber l'écorce au soleil et d'apporter un maximum de sa sagesse à la vie de la futaie.  

Et il en fut ainsi pendant bien des paires de saisons.

Mais Dame Nature n'aimant pas laisser les choses telles qu'elles sont, il vint un moment où le rayonnement de Coatgoz le Vénérable déclina. Pas brusquement, non, mais à la vitesse d'une vie d'arbre : lentement et inexorablement.

De moins en moins de sujets peuplèrent son royaume qui s'appauvrit. Ces fidèles disparaissaient les uns après les autres, victimes de ce que l'on appelait la « modernité ». Les animaux migrèrent progressivement et son jugement ne fut plus écouté par les jeunes habitants de la forêt qui n'avaient plus peur des colères du Vieux Chêne. Les visites des Hommes s'étiolèrent pour ne plus être que de rares et furtifs passages.

Coatgoz, si sage pourtant, n'accepta pas cet état de fait et se laissa ronger par la solitude, la nostalgie et l'orgueil. De temps à autres, de jeunes pousses d'Homme accompagnés de leur père, venaient enterrés un animal de compagnie dans la clairière, tout proche du vieil arbre. Coatgoz leur prêtait alors l'ombre bienveillante de sa ramure pour ne pas qu'ils prennent chaud et promettaient de veiller sur la dépouille de leur compagnon. Mais il ne lui restait guère plus que ça, être le gardien d'un cimetière pour chats.

Une nuit, le ciel se chargea de sombres et lourds nuages, et un ouragan jamais vue de mémoire de feuillus ou de conifères balaya une grande partie de la forêt. Coatgoz, la sève rongée d'amertume et d'aigreur, ne put résister aux attaques du vent et finit par s'abattre, résigné, sur le sol de la Clairière aux Nuages, déraciné.

Des Hommes vinrent quelques jours plus tard, armés de haches et de machines au bruit infernal, et ils débitèrent le Vieux Chêne en morceaux, sans plus de cérémonie. Réduit en bûches pour le feu, Coatgoz le Vénérable, dans un ultime sursaut, offrit aux familles et aux pauvres gens au coin de leur cheminée, les plus belles flambées qu'ils n'eurent jamais vues, de celles que seul un bois comme le sien pouvait leur offrir.

Finalement, ses cendres furent éparpillées aux quatre coins du Pays de Ceux qui habitent le Bout du Monde.

Triste fin me direz-vous ? Pas tout à fait…

Approchez… Plus près… Penchez-vous. Regardez bien ce tas de cendres et vous pourrez voir ce que Dame Nature fait peut-être de plus beau.

Nourrit par les poussières grises du vieux chêne, une jeune pousse commence à poindre le bout d'un bourgeon et porte à la vie des centaines d'années de sagesse et d'expérience acquises, tout comme Coatgoz le Vénérable avant elle.

La nature ne prend rien. Elle donne, elle transforme et elle transmet pour assurer la continuité d'un grand tout. Comme une conscience élargie, riche et unique. Et c'est ce qui lui donne tout son sens et sa fluidité.

En tout cas, c'est ce que répétait souvent un vieil ami à moi, un vieux chêne, qui n'aimait rien de plus, que de temps en temps, on prête l'oreille à ses bruissements.       

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