Conte à laver séparément

fuko-san

Quand Jean hérita de son oncle, il hésita. Qu'allait-il faire de cent trente mille litres de peinture ? Blanche certes, mais également rouge et verte, d'un jaune pisseux, d'un bleu douteux. Mate ou satinée, vernis ou latex, en petits pots métalliques de dix centilitres, en tonnelets plastiques de cinq litres. Il y en avait partout. L'entrepôt, à l'arrière du magasin, n'était qu'un gigantesque dépôt de pots, très approximativement rangés, selon la taille et la nuance. Un arc-en-ciel en pièces détachées dont il se serait volontiers passé. Ensuite, il pensa qu'il pourrait aussi bien s'en amuser. Comme il était peu occupé et d'un naturel entreprenant, il proposa à ses amis un coup de pinceau, qui pour rafraîchir une tonnelle, qui pour refaire une façade. Un mur par ici, un meuble par là.

Pour lui-même, il décida qu'il en avait assez des châssis écaillés de sa modeste bicoque, qu'un rouge pimpant serait des plus seyants. Tout y passa. De la porte à la lucarne, le moindre chambranle, la plus petite encoignure, vira écarlate. Et dans la triste rue, soudain, on ne vit plus que sa maison. Palais au milieu des ruines, joyeuse pustule au milieu chancre urbain. Il s'en réjouit, s'en félicita, mais modeste n'alla pas jusqu'à s'enorgueillir. Seule satisfaction, plantée comme une balise au coeur d'une marée grise, sa maison devenait un havre facile à trouver pour les amis de passage, un repère pour les voisins timorés qui habitaient juste à côté.

Un matin, pourtant, une inscription assombrit sa journée. Sur la façade, en lettres hâtivement tracées à la bombe, s'étalait cette phase qui l'intrigua : "Abat les Cocos!" Il y avait pourtant belle lurette qu'il n'avait plus de cocotiers dans sa palmeraie. Mauvaises herbes, il les avait coupées, avec les séquoias, l'année où il avait décidé de remplacer la verrière. D'ailleurs, pouvait-on qualifier de palmeraie, cette cour transformée en jardin d'été par les rigueurs de l'hiver ? L'ennui, c'est qu'il eut beau frotter, l'inscription tracée à l'encre indélébile s'était incrustée. Impossible à effacer, sauf à repeindre dessus ce qu'il entreprit avec fatalisme.

Généreusement étalée, la première couche blanche encore imprégnée de rouge fit un crépi d'un beau rosé. Par la même occasion, les châssis glissèrent du vermillon au rose bonbon, ce qui s'avéra sans conteste beaucoup plus harmonieux. La peinture avait à peine séché que le carillon se mit à tinter. Deux francs gaillards se tenaient devant lui. Et d'un sourire, le plus âgé demanda si c'était bien ici qu'on pouvait rencontrer le bel Adonis. Perplexe, Jean leur répondit que son chien, depuis des lunes, avait disparu. Sans autre nouvelle et sans regret, il l'avait classé dans la rubrique des chiens écrasés, entre l'agression d'un fourgon et un vol d'oies sauvages.

Comme ils furent bientôt cent à venir prendre des nouvelles d'Adonis, il décida non pas de transformer sa masure en chenil mais plus logiquement de repeindre les boiseries. Il oscilla longuement entre le rose indien et le rouge carmin, puis renonçant définitivement à l'amarante, il y ajouta la touche de bleu qui convenait. Ses volets seraient violets. Le reste à l'avenant, dans un savant dégradé, violacé mais point trop violent.

Ereinté mais comblé, Jean se reposait sous la varangue quand il vit arriver Monsieur le curé. "Comment, mon fils, vous offensez les valeurs sacrées de notre mère l'Eglise?" Il se fit violence pour donner cohérence aux propos du vieillard cacochyme dont il refusait d'être le rejeton. Bientôt trente ans qu'il n'avait plus mis les pieds à la messe, mais il avait toujours ignoré qu'entre le père et le fils il y eût une mère. Marie elle-même, vierge et fidèle assurait-on, n'avait pas enfanté d'église.

Faisant fi des foudres de l'abbé, il laissa le temps accomplir son oeuvre. En quelques mois seulement, la poussière de goudron, la vapeur des moteurs, la cendre des chaudières avaient transformé le parme en aubergine, le lilas mauve en prune pourrie. Il boirait le calice jusqu'à la lie. Sa façade rapidement se fondit dans la grisaille ambiante, tandis que de gris souris les châssis viraient à l'anthracite. C'est alors qu'il se décida à décaper la crasse et transformer le plomb en or. Les fenêtres s'illuminèrent comme une journée de soleil de plein janvier. L'huis s'ouvrit sur un champ de colza.

La maison irradiait de jaune et Jean rayonnait de joie. Quand, descendant la rue en scandant des propos vindicatifs, une bande de grévistes le prit à partie. Saccageant ses plates-bandes, ils brisèrent ses carreaux à jets de pierre en le traitant de traître. Incrédule, Jean se réfugia dans la cuisine où il récapitula à haute voix. Jamais il n'avait trahi un ami, jamais il n'avait trompé une femme, jamais il n'avait abusé de la confiance d'un enfant. Réformé par les pieds, il n'avait pas servi l'armée, pas connu la guerre et encore moins oeuvré pour la paix en secret.

Constatant les dégâts, il lui restait, le coeur brisé, à colmater les brèches, et pour éviter toute hostilité à choisir une teinte moins réactive. Il savait déjà qu'il ferait l'impasse sur le bleu d'outremer mais, surtout, qu'il renoncerait au bleu d'azur. De Santorin et de Carthage, il avait gardé l'image d'une perfection éternelle avant qu'un raz-de-marée de touristes y fassent plus de dégâts qu'un troupeau d'éléphants. 

Une commère du voisinage avait bien suggéré le bleu clair, espérant secrètement voir le pavillon se transformer en crèche accrochée à la colline, accessible à pied, où on pourrait entrer sans frapper. Il préféra opter pour le vert clair qui, par un tour de passe-passe, devint vert frondeur ou frondaison. L'effet fut des plus guillerets. Malheureusement, seule la garçonnière trouva peinture à son pied et sur la cime ainsi verdie une nuée d'étourneaux aussitôt s'abattit. Il songea un instant à transformer son grenier en volière, mais les sansonnets avaient déjà pris option sur le faîte. Face à cette bande d'étourdis, qu'aucun épouvantail n'impressionnait, il fallait réagir. L'acquisition d'un superbe ara lui permit d'éviter le pire et les fit fuir. Mais, trop tard, déjà le toit percé laissait filtrer l'eau et le vent s'engouffrait dans les béances.

Jean retourna à l'entrepôt, découragé. Quelques pots de peinture ne suffiraient plus. D'ailleurs, le stock, largement entamé par d'amicales décorations, avait fondu comme neige au soleil. Seuls restaient quelques vernis, incolores et loin d'être inodores, qui n'avaient pas encore trouvé preneur. Il ne savait qu'en faire et les bras ballants, il vacilla, s'accrocha à une étagère qui sous le poids s'abattit. Il se releva dans la pénombre et se traîna jusqu'au lavabo.

Dans le miroir surgit un inconnu, blafard, la tempe ensanglantée sous une auréole ouatée. Jadis de jais, devenus poivre, ses cheveux désormais étaient de sel. Il resta pétrifié. En tentant de teinter l'existence, il avait oublié le temps et pour sauver les apparences, ignoré l'évidence.

Il se rappela alors que son oncle lui avait parlé d'un Indien. Dans la forêt des Algonquins, vivaient les hommes à la peau rouge, le corps bariolé en quête d'éternité. Sans aller jusque là, lui qui jusqu'ici n'avait pas trop été verni s'enfonça dans les bois. Dans une clairière humide, il décida de se planter. Il laisserait la maison aux oiseaux, aux voisins envieux, aux ligues de morale et aux suppôts dévots. De quelques planches de sapin, se construisit une cabane qu'il s'appliqua à couvrir d'un vernis transparent. Loin des regards, des teintophages et des intolérants, il s'installa. Chassa le naturel mais garda le ara, fit pousser deux palmiers-dattiers. Il adopta un chat qu'il prénomma Adonis et recouvra la foi en observant les oies fuyant l'arrivée du grand blanc.

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