Dégrisé.

Marcel Alalof

                                          DEGRISE

Je me dirige, bouteille à la main, vers mon chez moi, mon antre, mon trou. J'ai une sensation d'anéantissement, de gâchis sans précédent. Je suis vidé de mon contenu. Je réalise à peine que la nuit est tombée, je broie du noir, ma misérable bouteille à la main.

Je pénètre dans mon appartement tous feux éteints. Le silence est complet. Karine a dû partir. Je dépose la bouteille sur la table de la cuisine sans allumer et me dirige machinalement vers la chambre.

Je devine la forme de Karine qui occupe l'espace du lit. Je retourne vers la cuisine, accroche le hamac à ses deux pitons et me laisse choir en son milieu. La nuit sera courte ! Suspendu dans l'air, je n'arrive pas à trouver le sommeil. L'image de cette femme me hante. Je sens qu'elle ne rappellera pas et que dorénavant je ne pourrai vivre qu'avec son image en ligne d'horizon, que dorénavant je saurai par avance que toute relation avec une autre sera vouée à l'échec. Cette certitude me perce le coeur. À quoi bon vivre encore, le bout est atteint !

J'atteins le fond du désespoir.Je me laisse glisser sur le sol, rampe vers le buffet ,d’où j’ extirpe la bouteille d'alcool à brûler. Vais- je m'immoler ? Autant arroser ça de l'intérieur ! Je renverse le goulot de la bouteille vers mes lèvres, vide son contenu sans respirer dans mon gosier et m’écroule.

L'alcool brûle mes yeux. Je les ouvre. C'est le soleil. J'éructe éthylique. Mon estomac se soulève, bondit, se calme. Je réalise à peine, me dirige vers l'évier. Je m'inonde le visage, les yeux.Je reprends conscience. Et, curieusement je devine, je sais que je la reverrai.

Quelle heure est-il ? Je regarde le réveil, me souviens qu'il ne bat plus depuis bien longtemps. J'interroge ma calculatrice de poche. 11:30. Tout à l’idée de l'appel téléphonique à venir, je réalise toutefois que Karine ne s’est pas manifestée malgré l'heure tardive. Je pénètre dans la chambre à coucher. Ce que j'avais pris pour Karine n'était que le pelochon disposé sur le lit dans le sens de la longueur.  A dire vrai,c’est le quart de mes souci et je dois apprendre à me débarrasser de mon inquiétude pour le sort d’ autrui, si je veux survivre.

Je me prépare pour l'appel téléphonique, comme s'il s'agissait d'une visite. Je saisis le téléphone sans fil, m'assure qu'il fonctionne et le dépose sur le lavabo, à portée de main de la douche. Je laisse couler, me savonnant et me rasant à l'aveugle. Je peaufinerai ensuite le rasage devant le miroir.

Je saisis la brosse à dents, le dentifrice. Une publicité me traverse l'esprit :

« Dents blanches , haleine fraîche ! ». Le téléphone sonne. Je décroche. Il continue à sonner. C'est la porte d'entrée. La pendule électrique de la salle de bains  n'indique pourtant que 11:55. J'enfile un pyjama uni qui ressemble à une tenue de sport, me rince la bouche en accéléré et me dirige vers la porte, que j’ouvre.

Karine, pimpante, se tient devant moi.« Bonjour, Théo !  Je viens pour le sirop d'orgeat. »

De quoi parle-t-elle ?     (suite:"IMPROMPTU")

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