Do

Mélodie D'hondt

Elle avait léché la paume de ses mains et s'était surprise à aimer le goût du sang.

Elle avait du serrer trop fort le cou de l'homme gras. La corde filée, la plus grave de son instrument, était plus épaisse que les autres et l'exaltation du moment avait du lui faire perdre la tête. Il faudrait être prudente.

Elle regarde la maison silencieuse. Elle sait que sa victime est à l'étage. À cette heure, elle écrit son journal. Elle connaît mieux que personne les moindres recoins de la demeure, elle sait comment éviter les marches qui grincent pour surprendre sa proie. Elle monte à pas de loups le corps serré contre le mur jusqu'à la porte entrouverte.

« Madame » est effectivement concentrée sur son journal, elle lève la tête.

« Que fais-tu là Do ? Je t'ai déjà dis de ne pas me déranger à cette heure. As-tu réussi à convaincre notre ami de faire de toi Quelqu'un ? »

Dominique lui sourit, sa proie recule légèrement la tête, l'air inquiète. Il y a tellement longtemps qu'elle ne lui a plus souri, depuis qu'elle était enfant. Sa jubilation et son assurance nouvelle sont si fortes, elle retient difficilement ses lèvres.

Elle va enfin prendre son destin en main. Sa dernière note... Elle a peur, comme si elle allait jouer un grand rôle. Cette corde aiguë tachée de rouge qui attend son cou depuis si longtemps, s'impatiente.

Elle s'approche de la chaise où est toujours assise son interlocutrice. « Tu as l'air fatiguée » lui dit elle en posant ses mains sur ses épaules.

Elle lui raconte l'histoire qu'elle veut entendre.

Soulagée, l'autre relâche son attention, elle en profite pour prendre la corde aiguë dans la poche de sa veste, non sans avoir laissé glisser ses doigts contre la corde grave cachée contre son sein.

Un geste bref, les poings fermés, la corde aiguë s'installe à sa place.

Sa victime n'a pas eu le temps de se rendre compte, Do serre de toutes ses forces la corde contre son cou.

L'autre est déjà bleue....

« Non c'est trop facile » se dit soudain Do. Elle relâche la pression pour lui donner un peu d'air. Elle veut que cet instant dure encore un peu. Elle se love une dernière fois dans la seule réalité connue, l'odeur de ses cheveux, de sa sueur soudainement plus présente, ... Sa victime émet un son, elle profite de la rêverie de Do et surtout de se relâchement soudain pour se débattre furieusement. Elle entraîne Do jusqu'à la fenêtre, elle tend le bras vers le rideau dans un effort désespéré de survie.

La douleur est telle que son corps convulse. Les soubresauts sont tellement forts qu'elle entraîne avec elle dans sa chute, son journal, son encrier et quelques bibelots éparpillés sur le bureau. Ce vacarme surprend Do. Si la femme de ménage décide de revenir subitement, que pourrais-je bien faire pour échapper à ce traquenard ? Il faut que j'en finisse au plus vite.

L'autre essaye d'articuler « Do... tu... tu es folle, qu'est ce qui ...te prends... tu ...  ? »

Le regard perdu, elle perd peu à peu ses forces.

Do se jette à califourchon sur son dos , elle replace la corde correctement, fixe du regard la tache rouge à l'extrémité du fil qui la relie une dernière fois à sa victime... l'ultime lien... Elle serre.

« Madame » ne ressemble plus à « Madame », elle rampe à présent comme un animal.

Le son aigu espéré n'est pas arrivé, un râle rauque est sorti de sa gorge, un filet de bave a coulé à la commissure de ses lèvres, elle s'est traînée agonisante vers Do, elle a soudain régurgité sur ses chaussures. Il faudra les nettoyer.

Voilà c'est fait, le calme est revenu.

***

Je m'appelle Dominique de Laquin, Do pour mes parents. C'est plus musical.

À ma naissance, ils ont soulagé ma mère de sang de ma présence lors d'un voyage en Chine.

J'appris ainsi que la vie peut vous être retirée à cause de votre sexe et que tout a un prix.

« Ne vous inquiétez pas, votre petite poupée de soie sera parfaitement éduquée, on en fera une musicienne. Elle troublera les plus grands auditoires et atteindra la perfection .»

L'affaire était faite.

Ma mère, les yeux plein d'étoiles me laissait partir vers un avenir meilleur... Je ne sais rien de plus. Ce souvenir est ancré en moi comme s'il était réel, comme si mes premiers jours de vie avec ma mère de chair étaient les seuls qui aient vraiment comptés. Elle ne m'a laissé d'elle qu'une photo de vacances de mes parents, où elle sourit tristement.

***

Un frisson parcoure mon échine, il fait froid, l'hiver a couvert de son grand manteau blanc les fleurs de la propriété qui espéraient enfin profiter du printemps.

J'enfonce mes pieds nus dans cette matière gelée, j'effectue des cercles avec mes pas, des parcours incongrus. J'aime imaginer la tête des promeneurs en voyant la marque des mes pieds nus aller vers des destinations insolites. Je m'amuse de ma solitude et de ma liberté. Quand je suis seule, je peux me permettre d'être moi, un animal parmi les miens.

J'écoute chaque son de la forêt, je me fige durant des heures pour devenir invisible. J'ouvre mon sac en cuir bandoulière, je réchauffe mes pieds avec mes doigts meurtris. Je les enveloppe dans la laine douce.

Une fois mes chaussures mises, assise sur une souche, je m'aperçois qu'une biche est restée figée à quelques mètres de moi. Nous nous regardons, elle s'élance d'un bond vers la forêt profonde.

Un craquement de branche m'étonne tout à coup. Une voix s'approche... L'homme chante.

Je déteste ces malotrus qui se permettent de briser le silence magique de la forêt.

Je le laisse venir à moi, je colle mon corps contre l'arbre le plus proche, je sens la respiration du chêne contre mon dos.

L'homme est passé près de moi sans me voir. Sa voix est grave.

Finalement à l'entendre ainsi chanter je me réjouis de sa présence. Il est jeune, plutôt pas mal, un long corps élancé. Ses cheveux blonds lui donnent un air juvénile. Je me glisse telle une anguille à sa suite.

Je l'observe, il récupère des pauvres lapins pris dans ses collets.

Je veux cette voix.

Si je coure jusqu'à la propriété pour chercher ma corde en MI, je vais perdre sa trace et je ne le reverrai sans doute jamais. Il file à travers les feuillages telle une étoile filante. Heureusement, j'ai remis mes chaussures. Je réfléchis rapidement. Je dois l'immobiliser au plus vite. Un arbre déraciné, vestige de la tempête de novembre, éclaire mes neurones. Une sorte de pieu s'est formé. Je jette mon pied contre celui ci qui cède dans un craquement. Le blond ne m'a pas vu mais ce raffut lui a fait accélérer le pas.

Il regarde autour de lui à la recherche de l'animal qui le suit.

Le poids de mon pieu ralenti ma marche. Il disparaît au détours d'un sapin. Je suis dépitée. Je me suis éloignée pour rien, mon solfège reprend dans une demi heure.

Je  rebrousse chemin mais je ne me résigne pas à lâcher le pieu dont les morceaux s'enfoncent dans ma main jusqu'au sang.

Je fulmine, quant j’aperçois face à moi l'homme qui me regarde étonné. Il est clair qu'avec mon pieu en main, ma jupe d'écolière et mes grosses chaussures de marche enfoncées dans la neige, je dois ressembler à un mirage.

Il s'approche, le regard franc et souriant, il cache derrière son dos, son grand sac rempli de proies et avance d'un pas décidé dans ma direction. Je feins la fatigue et je semble perdue. Je dois trouver un moyen de multiplier ma force. Une racine d'arbre manque de me faire trébucher. Le blond me regarde faire semblant de tomber tout en coinçant le pieu dans la racine. Il est à ma hauteur au bout de quelques secondes.

Il m'aide à me relever et je fais tout mon possible afin qu'il reste dans l'axe du pieu. Je le déséquilibre pour lui faire perdre de la force. Je bondis à l'arrière de son corps et pousse avec toute mon énergie gelée en priant pour que le bois ne se désolidarise pas de la racine.

J'entends le bruit de sa chair traversée par le bois affûté. Je regarde sa nuque, j'écoute le joli son qui s'échappe de son corps, avec ses mains, il essaye d’appuyer sur le sol pour faire sortir son ventre de ce piège. Je le pousse avec mon corps pour l'enfoncer un peu plus.

Le silence de la forêt m'enveloppe.

Je regarde ses tripes se vider de leur sang sur la neige. Je suis fascinée par les tâches rouges, elles forment des images comme chez le psy sur la neige rosie et la chaleur du sang rend ce tableau en relief particulièrement plaisant.

Dans un effort colossal, en faisant levier avec une branche, j'arrive à enlever le pieu de la racine. Le corps, qui me semble éléphantesque à présent, à forcé le bois qui a pénétré plus profondément sa musculature. J'ai réussi à le faire glisser vers le talus.

Je n'ai plus froid. Je sue comme jamais.

Je regarde l’œuvre ensanglantée près de la racine et la recouvre avec désolation de feuilles et de neige blanche.

Je coure à toute vitesse jusqu'à la propriété. Essoufflée, je me déshabille au fur et à mesure afin de cacher le sang sur moi.

Nue, toujours chaussée, je me roule dans la neige pour me laver. J'arrive miraculeusement jusqu'à ma chambre sans être vue. Je cache mes vêtements dans ma besace, je les brûlerai ce soir.

J’enfile un pantalon et un sweat après une douche chaude rapide.

Je file vers mon instrument.

Je précipite mon pas, l'heure de mon solfège est dépassée depuis longtemps. J'arrive enfin sur les lieux de mon crime. La neige n'est plus rose, elle a disparu sous une tâche rouge. J'imprègne la corde de mon instrument, je la frotte sur le sol rougi.

Je me jette dans le talus. à califourchon sur le corps en équilibre précaire, je serre la corde sur son cou. Je serre si fort que j'ai les sentiment que sa tête va se détacher. L'image de mon père me traverse l'esprit.

Malheureusement le blond est déjà mort. Je me colle contre le sol, je remonte des tas de feuilles et de terre sur la tâche visible du chemin. Je ne veux pas partir tout de suite. Ce corps m'intrigue.

Je veux rester contre cet homme encore tiède jusqu'à ce qu'il soit pierre.

Le talus m'offre une intimité merveilleuse avec lui. Le pieu n'est pas très confortable. J'observe sa peau claire.

 Je finis par trouver une position agréable contre son corps mou. Le froid raidi mes membres. Je fais partie de lui. J'oublie mon solfège, j'oublie la pneumonie qui me guette. Je me cache des éventuels passants.

Je me serre contre lui en espérant qu'il ne se refroidisse pas.

Je ne rentrerai pas ce soir, c'est rare, je vais mettre "Madame" dans une colère folle. J’irai plus loin faire un feu dans la forêt profonde, me perdre parmi les miens.

Ce soir je mangerai du lapin.

***

Elle était posée là, cachée sous un ruban qui aurait pu m'envelopper toute entière.

Depuis plusieurs jours, mes parents étaient dans un tel état d’excitation que malgré mon très jeune âge, j'avais compris qu'un événement important allait se produire.

Papa me regardait avec une telle fierté que je m'en sentais plus grande.

J'excellais au solfège et piano mais je n'avais jamais vu une harpe.

Elle m'impressionnait, j'avais le sentiment que cet objet immense possédait une âme propre.

Si je lui parlais, elle allait m'envelopper de ses grands bras.

Enfant solitaire, j'ai accueilli cette nouvelle amie avec adoration.

Je ne connaissais pas encore le mal qui agite les doigts endoloris, je ne connaissais pas les maux de dos et les callosités.

Je ne connaissais pas le goût du sang.

Je m’endormis ce soir là paisiblement, chevauchant ma harpe au coté de mon père au travers des nuages, aux portes du royaume de Morphée, un sourire aux lèvres.

***

Aujourd'hui mes doigts filent sans cesse le long des cordes pour atteindre la perfection, le bruit a envahi mon âme. La société occidentale a influencé mon mode de pensée.

« Les gens n’imaginent pas le volume sonore que la Harpe peut dégager et ne soupçonnent pas la palette sonore dont elle dispose. »

Dixit ma mère ou plutôt Xavier de Maistre le plus grand harpiste connu à ce jour. Ma mère a toujours su répéter à merveille l'inspiration des autres.

«  ...de la rigueur ma chérie, c'est le secret du succès,.... du sacrifice,...Allez, allez, on ne s’arrête pas !  »

Je suis dans du coton.

La vérité c'est que cette vie là n'était pas faite pour moi, l’exigence était ma seule voie, la perfection faisait de moi son outil.

Je vivais pour et par elle, elle était ma souffrance et ma seule raison d'être.

Je ne supporte pas la médiocrité, je ne l'ai jamais supporté, je dois tenir cela d'elle.

***

La jeune fille regardait le paysage défiler sous ses yeux, ses cheveux dansaient au vent, un rayon de soleil passait à travers la fenêtre entrouverte et réchauffait son épaule et sa joue.

Son père l'observait du coin de l’œil dans le rétroviseur, il avait cette lumière dans le regard.

Elle était fière, elle venait de remporter une licence en harpe avec grande distinction.

C'était une journée de juin calme, seul le bruit des oiseaux venait perturber le silence complice des deux êtres.

Elle jouait avec ses cheveux, retirait une à une les épingles qui maintenaient son chignon serré.

À la dérobée, elle observait les mouvements de son père, il semblait concentré sur la route.

En vérité, il n'en revenait pas de la vitesse à laquelle sa fille grandissait, il observait son visage fin, ses grands yeux noirs et ses beaux cheveux lisses, elle n'avait pas tellement changé depuis le jour où il était allé la chercher, pourtant il ne pouvait s’empêcher d'être surpris, sous sa chemise blanche sage, ses seins commençaient à s’épanouir. Il avait entendu la réflexion du gros bonhomme assis à coté de lui dans le public : « Non seulement elle joue bien, mais en plus je la mangerais bien pour mon quatre heure ». Un rire gras était venu ponctuer cette phrase dans le silence qui précédait la prestation de Do.

Il avait regardé sa fille comme jamais, il avait rougi et s'était senti mal à l'aise à l'idée que ce n'était plus une petite fille mais bien une femme qui vivait à présent sous son toit. Bientôt il devrait repousser les soupirants à sa porte.

Il avait souri à sa fille dans le rétroviseur, elle avait rougi et laissé tomber une épingle sur le sol.

Elle tâtonnait de ses mains l'emplacement en dessous du fauteuil de son père. Elle n'eut pas le temps de réaliser, lorsqu'elle releva la tête, elle vit celle de son père rouler sur la route comme un ballon de football.

Un grand bruit déchirant l'avait surprise et le toit de la voiture s'était envolé. Elle fixait la tête qui roulait, le sang qui sortait abondamment de celle ci, elle se tourna machinalement vers le corps de son père et réalisa qu'il était comme une fontaine, le sang giclait par jets du corps qui semblait continuer à conduire, elle sentait la chaleur du sang sur sa peau.

Elle se rendit compte à ce moment là que ce serait la dernière chaleur qu'il lui apporterait.

Elle ne bougea pas d'un pouce.

Au loin des gens criaient, le camionneur qui avait perdu le contrôle de son véhicule courait vers la tête du père qui ne semblait pas vouloir s’arrêter de rouler.

En état de choc, il ramassa celle ci, il essaya désespérément de la réajuster sur le corps du père de Dominique, il la regardait en hurlant et en pleurant, « je suis désolé, je suis tellement désolé »

La jeune fille dont la peau était devenue rouge le fixait comme si elle ne comprenait pas ce qui était arrivé. Le sang imprégnait sa chemise blanche, sa jupe était collée à ses cuisses par cette matière visqueuse.

Bizarrement à cet instant, elle ne ressent plus rien, elle se détache peu à peu de son corps. Elle observe intriguée, la manière dont le sang se répand. Elle analyse chaque détail, chaque son. Une musique étrange chantonne dans sa tête qui bourdonne.

Les oiseaux se sont tus.

Elle culpabilise de ne rien ressentir.

C'est comme si son esprit se détachait de son corps, elle se voit de loin dans la voiture. Je ne suis pas morte se dit elle, je n'ai pas une égratignure. Cette chanson dans sa tête se fait plus forte, elle l'emmène loin de ces cris, loin des pleurs, elle veut courir, partir, sentir les sons monter en elle comme si il n'existait rien d'autre.

***

Dans la foule, elle a peur de confondre les voix.

Sera-elle capable d'aller jusqu'au bout ? D'atteindre son but ? Elle se le doit.

Cette chansonnette est la clef, sa seule issue.

Sa logique n'a pas de faille car elle n'a plus de sens.

Les derniers événements n'ont fait qu’amplifier sa folie.

Elle fixe la tignasse brune qui suscite l'intérêt des passants. En fait, c'est plutôt le déhanché sous sa jupe rouge, ses longues jambes fines qui suscitent l’intérêt des hommes posés sous un soleil de plomb. Cette femme est superbe, épanouie, excitante.

Les passants semblent marcher au ralenti.

Ils défilent sur un tapis roulant imaginaire.

La tignasse s'éloigne, elle se dirige vers une ruelle ombragée qui passe par un parc via un escalier en colimaçon.

Elle se précipite à sa suite. Ce n'est pas son corps magnifique qui excite Do, mais le son qu'il produit lorsqu'elle parle avec nonchalance.

Au pied de l'escalier, l'air est plus frais. Les rayons du soleil s'éparpillent au travers des feuillages, une odeur d'herbe tondue emplit les poumons du loup qui suit sa proie.

C'est l'instant.

La corde est passée rapidement autour du joli cou.

Dans un geste vif, la victime a plongé la main dans son sac, elle a semblé se faire hara-kiri : un cran d'arrêt, un coup de hanche, la lame s'est plantée comme dans du beurre entre les cotes de Do.

La douleur est vive mais la jeune fille s'est relevée rapidement.

C'est trop tard, elle ne peut plus faire marche arrière, elle doit terminer son œuvre, quel qu'en soit le prix. Elle est déjà allée beaucoup trop loin.

Sans laisser une chance de se relever à sa proie, elle se ressaisit et reprend sa besogne. Elle a l'impression de sentir les os de sa victime craquer sous son poids plume.

La voix en RE s’étouffe enfin sur la corde. Elle frisonne, resserre son étreinte. Sa proie n'est plus qu'un pantin.

Une sensation étrange l'envahit, la folie est devenue sienne, elle fait partie de chacune de ses cellules.

Elle regarde le corps désarticulé, prend conscience de sa vulnérabilité et de sa douleur, ramasse le fil de sa note en RE, reboutonne sa veste tout en grimpant l'escalier lentement. Son cœur bat comme celui d'un oiseau tombé du nid. Elle jette un regard à sa tenue avant d'être arrivée au sommet de l'escalier, une tache rouge commence à salir sa veste de l'intérieur. Elle cache celle ci de sa main et se noie dans la foule moite.

Mhmm, mmm, DO RE MI.....DO.... Delà ... LA LA ...

***

Ma folie m'a prise soudainement.

Je dis ma folie mais je devrais dire ma jouissance... Ma vie réelle.

Je ne me suis jamais sentie aussi vivante que depuis ma première effusion de sang.

Ce fut contre elle, évidemment.

Malgré mon niveau d’excellence, elle voulait me faire travailler une heure de plus quotidiennement.

Jusqu'à cet instant, je n'avais jamais bronché.

Ce jour là, ce fut ma main qui décida pour moi.

Je n'arrive plus à me souvenir si je savais que cette corde, la plus aiguë, était plus fragile que les autres mais je me souviens très précisément de la sensation qui m'a éveillée à mon œuvre.

Ma main s'est lancée dans un geste vif, le poing fermé sur ce fil de boyaux inespéré. La corde s'est séparée de ma harpe et a giclé en fin de course sur la joue porcelaine de ma mère. Le sang écarlate a coulé lentement le long de son visage et un son aigu est sorti de sa gorge.

Le silence s'est fait.

Elles s'étaient tues et me regardaient d'un air étrange, ma mère et ma harpe .

Ces quelques secondes m'ont semblé des minutes et ces minutes furent des minutes de calme immense.

Ma harpe était devenue ma complice, ma mère, la note la plus aiguë de ses cordes.

Aussitôt, l'instrument fut réparé, tête basse.

Un bruit de porte claquée dans la stupéfaction me fit sortir de ma béatitude.

Mhmm, mmm, DO RE MI.....DO.... Delà ... LA LA ...

Je n'ai jamais changé cette corde.

***

La note la plus aiguë...L’ultime note.

Ce souvenir me semble si lointain. Je fixe l'ombre de la trace laissée par son sang sur cette corde. Assise devant mon instrument gigantesque, robe noire cintrée sobre et chic, comme un automate, je joue mon rôle d'artiste devant l'assemblée ébahie par mon talent.

Elle vante les vertus de son éducation et la perfection de mon jeu.

Depuis la mort de papa, elle prend sa mission très à cœur.

« Ho, ho, ho, merveilleux jeu effectivement, cette mignonne est parfaite, je l'épouserais bien. »

L'homme me jauge, c'est lui qui décidera de mon avenir, selon elle. Il a lancé de nombreux artistes atypiques et se prend pour le centre du monde musical. Il tourne autour de moi en respirant bruyamment.

Je ne sourcille pas. Son « ho, ho, ho » résonne en moi, c'est exactement le son que je cherchais, un beau timbre grave.

Mon regard s'allume, ma bouche lui adresse un sourire qu'il prendra pour une invitation.

Avec lui ce sera facile, autre chose qu'avec la petite dinde qui me sert de RE.

Mhmm, mmm, DO RE MI.....DO.... Delà ... LA LA ...

Bientôt chaque son sera à sa place.

***

Ôter la vie de quelqu'un n'est pas chose aisée, il faut du sang froid, de la réflexion et surtout de la discrétion, surtout ne pas se laisser aller à l'exaltation du moment et ne pas se faire repérer.

Il s'est assis lourdement sur une chaise d'un hôtel au standing défraîchi , je me faufile derrière lui, j'observe son cou moite et épais, pas le plus joli que j'ai serré. Il ignore ma présence, il m'imagine dans la salle d'eau, future jeune pucelle offerte à sa chair grasse en échange d'une vague gloire musicale. Il ignore que mon dessein est différent de celui de ma mère, il ignore que je ne me mettrai pas à genoux, comme elle, la chair moite dans la bouche. Le spectacle qu'ils m'ont offert à travers le paravent m'a suffisamment dégoûtée.

J'entends encore les sons qui ont jaillis de la pièce lorsque leurs deux corps se sont empalés. Mes deux dernières notes, réunies et déformées. Deux corps tellement différents, tellement crus, elle si sèche et lui si gras. Un haut le cœur me laisse immobile au dessus de sa nuque.

Dans quelques instants, c'est moi qui étreindrai sa chair jusqu'à la mort...Ce soir il sera plus raide qu'il ne l'avait espéré.... Mhmmm mmm... surtout ne pas chanter, il ne doit pas sentir ma présence avant l'instant magique. Je serre mes poings sur le fil de sa vie.

Il a vu la corde filée de ma note grave passer devant son regard afféré à comprendre le sens de ses boutons de chemise, mais avant qu'il n'ait réalisé, l'air lui manquait déjà.

Cet énorme tas de graisse est décidément une de mes proies les plus faciles. Est-ce la largeur et la matière différente de la corde qui me fond exulter si fort ? Le métal semble plus résistant et bizarrement plus souple que les boyaux.

L’homme gigote comme un énorme poisson, son visage est bleu, son regard incrédule, il sue comme un porc. Comment aurait il pu imaginer que la « mignonne » que je suis prenne le dessus sur sa masse ? Je jubile. J’entends le son de sa voix qui s’éteint sur mon fil tendu, il s’imprègne de son timbre et l'aspire à lui.

Son corps gras a glissé de sa chaise, je serre toujours aussi fort que je peux. Quelques soubresauts agitent encore sa masse vide. Le silence se fait peu à peu... complice de mon crime.

L’œuvre touche à sa fin.

Je glisse la corde dans la poche intérieure de ma veste. Je vais descendre discrètement par l'escalier de secours, marcher calmement sur le trottoir mouillé et me jeter dans l'automobile dont déjà le moteur ronronne patiemment sous ses fenêtres.... C'était culotté de laisser le contact, mais je ne me suis jamais retrouvée coincée, et puis la pluie décourage les tentatives d'approche, la rue est déserte et discrète.

J'aime le clapotis et le calme des gouttes sur mon épaule légèrement dénudée. J'aime le manteau protecteur des averses, il m'a toujours purifié.

Comme une lettre à la poste.

Mhmm, mmm, DO RE MI.....DO.... Delà ... LA LA ...

Maman,.... J'arrive, la partition touche à sa fin.

***

« Quel temps ! »

Quatre heures trente, le frêle policier grisonnant est encore endormi, tout est si irréel. Son imperméable semble avoir été enfilé à l'envers.

« En 20 ans de carrière, je n'ai jamais vu ça : des vieux, des jeunes, des femmes, des garçons, de toutes les tailles, de toutes les races et maintenant la mère au teint porcelaine de cette asiatique adorable, figée comme un cliché instantané... Pauvre gosse, elle paraissait si proche de sa mère. Avoir un tel avenir devant soi et tant de tristesse autour de soi. On dit que son père adoptif est mort il y a 5 ans dans un accident de voiture. Que va-elle devenir ? Que vais-je bien pouvoir expliquer à mon chef de toute cette histoire de fous.La petite est tellement choquée qu'elle n'a pas ouvert la bouche »

La presse s'est jetée nombreuse sur ce dernier crime. L'étrangleur fou a encore frappé. Cette fois, la célébrité de la fille de la victime ajoute une teinte mélodramatique très vendeuse au papier du lendemain.

Les flash des appareils photos éclairent vivement l'eau qui continue de s'écouler inlassablement sur le trottoir où les yeux de la jeune fille semblent perdus. C'est elle qui a découvert le corps, pauvre petite poupée. Son visage sur le papier noir et blanc assurera l'effet escompté auprès des lecteurs avides de sensations.

Le policier, d'un geste protecteur dépose son imperméable sur les épaules de la jeune fille et l'éloigne de la foule excitée.

Une forme plastifiée sur brancard génère une abondance de flashs photographiques vers l'ambulance qui l'emporte.

Les épaules fragiles de la jeune fille frémissent... Mhmm.. mmm... Ses pleurs ressemblent à une chansonnette.

Il la réconforte d'une pression de paumes, ne trouve pas de mots, la pousse vers une collègue en pointant du menton la voiture.

Il regarde partir la robe scintillante dans son imper trop grand.

Une étoile s'est éteinte.

« Mon Dieu, seigneur, faites que ce monstre s'arrête, je ne veux plus me lever à des heures de coq pour témoigner de ces horreurs. Faites qu'on écroue enfin ce monstre. J'ai peur, peur pour mes enfants, peur pour mon job, je ne comprends vraiment pas pourquoi cette affaire m'est tombée dessus. »

***

Le calme était revenu.

Les obsèques avaient enterrées avec sa mère tous les souvenirs de cette vie passée hors du temps.

Elle s'était retirée de la scène. La police cherchait toujours vainement le monstre qui avait ôté la vie de tant de personnes et noyé le talent de l'artiste dans un torrent de larmes.

Le public s’inquiétait.

Pourquoi n'avait il plus frappé après ces deux meurtres si rapprochés ?

Était-il mort ? En prison ?

Chacun développait une théorie sur ces meurtres, chacun inventait des stratégies pour se protéger du suivant. Ce monstre était capable de tout. La psychose avait envahi la ville.

Il pouvait frapper à tout moment et n'importe où et surtout il s'attaquerait à n'importe qui.

***

Loin de cette agitation, la jeune fille avait mis de l'ordre dans la demeure familiale.

Enfin chaque note était revenue à sa place, chaque son avait vibré sous ses doigts une ultime fois.

Elle avait choisi un air asiatique joyeux. L’excellence de son jeu lui permettait de jouer ce qui lui plaisait, elle faisait vibrer chaque corde si soigneusement qu'elle aurait fait pleurer d'émois le musicien qui sommeille en chaque être.

Pour une fois, elle jouait pour elle même.

Elle avait fait la paix avec son instrument.

Enfin elle pouvait le regarder sans se sentir minuscule. Elle n'avait plus rien à lui dire.

Elle s'était libérée de son poids.

Elle laissa sa harpe dans la lumière d'une fenêtre entrouverte. Elle laissa derrière elle la maison, la propriété, la vie promise par son héritage.

Elle laissa le bruit.

Elle partit pieds nus.

Elle partit la tête légère, une simple robe de toile l'enveloppait, elle ne craignait ni le chemin, ni le froid.

Elle partit vers le soleil levant.

Là bas, peut être quelqu'un attendait de ses nouvelles...

***

 

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