Du plomb dans l'aile

carouille

Il y a des moments où même tes silences à toi m'énervent. Je les connais bien tes silences, des années que je les apprends par cœur. Il m'en a fallu de la patience et des tâtonnements pour les comprendre. Comme on assimile une langue étrangère jusqu'à la parler couramment. Quelque part à côté de l'aorte, j'ai un dictionnaire pour traduire tous tes non-dits. Ou plutôt les trucs que tu dis avec les yeux, les haussements d'épaules, et ta bouche fermée.

Tu parles un peu, quand même. Des phrases qui racontent. Des moments. Des évènements. Des faits. Mais ce sont des phrases sans âme, des conventions pour respecter les habitudes. Ce qui est vraiment important, tu ne le dis jamais. Ou tu le dis à côté.

Tu parles de la terre rouge de l'Afrique, de son contraste magnifique avec le vert de la végétation et le bleu du ciel. Alors qu'en fait, ce que je n'entends pas, c'est tout le manque qui t'habite depuis que tu n'es plus là-bas. Bien sûr il y a aussi la longue farandole des lions, des gazelles, des zèbres, des éléphants, que tu connais sur le bout des doigts. Mais en fait ce qui compte, c'est que pendant que tu étais à leur recherche, que tu déchiffrais la savane pour remonter leur piste, tu étais loin des êtres humains. Ils n'existaient même plus dans ton esprit, et c'est encore comme ça que tu étais le mieux.

Les êtres humains, tu ne les aimes pas trop en fait. Ou tu ne les comprends pas trop, ce qui j'ai l'impression revient à peu près au même. Tu les trouves égoïstes, inconstants, malhonnêtes, infidèles, aigris, trompeurs. Pourtant cela fait des années que l'on silence ensemble en-dessous de nos mots. Je ne suis pas sûre de la façon dont tu me vois. Peut-être comme une sorte de licorne, un truc qui n'existe pas vraiment mais que tu as fini par accepter comme faisant partie de ta vie. Il y en a quelques unes comme ça autour de toi. On se connaît, nous appartenons au club très fermé de tes licornes.

Les autres, bizarrement, tu préfères les approcher quand ils sont morts. Comme si le trépas effaçait tous leurs défauts, et que tout à coup tu les voyais comme des êtres ayant aimé, essayé, découvert, partagé, fait de leur mieux. Réussi parfois, échoué souvent. Comme si finalement ton rôle c'était de prendre soin de la somme de ce qu'ils étaient avant de les abandonner à l'au-delà.

La plupart du temps, dans ta tendresse sans mots, ta douceur sans gestes, je retrouve la sérénité,  ce sentiment que la solitude ne prendra jamais complètement ma place.

 

Mais quand même, il y a des moments où tes silences m'énervent. Généralement, ça arrive quand je suis en colère. Dans ces moments-là, tes silences qui savent, tes silences qui acceptent, ils me foutent en boule. Parce que même quand on sait qu'on ne peut rien faire, que la paix ne pourra venir qu'en admettant notre impuissance ; même quand nos fêlures en miroir n'ont pas besoin de mots pour se refléter ; même quand nos pertes résonnent sur le même rythme, même quand tout ça, j'aimerais bien t'entendre avec les oreilles. Pour pouvoir verrouiller mon cœur.

Parce que quand même, tu avoueras qu'un silence, même un silence de toi, ce n'est pas assez pour dire qu'il n'est plus là. Enfin, que son corps est là, mais comme un truc abandonné dans un dépôt vente pendant que lui a disparu. Alors je tempête. Parce que tout ce que nous aimions, il l'a imbibé d'alcool avant de le faire flamber avec un détachement désespéré.

Tu te rappelles comme il dansait bien ? Ce que j'ai pu virevolter au bout de ses doigts. Et ce sourire qu'il avait à chaque tourbillon. J'aurais vendu mon âme au diable pour qu'il garde ce sourire. Et maintenant il n'est pas fichu de rattraper ma main, il ne sait plus que trébucher. Et comme il sentait bon ! Un mélange de forêt, de feu de bois, de soleil et de grand vent. Aujourd'hui il pue, ses relents de vieux whisky me lèvent le cœur. J'adorais quand c'était lui qui me ramenait à la maison. Je me sentais en sécurité, rien ne pouvait m'arriver. Mais vu comment il conduit maintenant, ça se trouve, un jour c'est lui qui me foutra en l'air au milieu d'un carrefour.

J'ai regardé tu sais. J'ai plongé aussi loin que possible dans le fond de ses yeux. Et je n'ai rien trouvé. Rien, je te dis, il n'y a plus rien. J'ai parlé aussi, tu me connais. Doucement. Et puis j'ai crié. J'ai supplié. J'ai menacé. Mais rien. Il est devenu sourd, tu sais, complètement sourd. Comme s'il s'était crevé les tympans pour être sûr de ne plus jamais s'entendre lui-même. Ce qui me reste en travers de la gorge, ce n'est pas le gouffre où il est tombé. C'est qu'il n'a même pas essayé. Il a déclaré forfait avant même de regarder l'adversaire. Alors qu'il le voit chaque matin dans la glace. C'est ça qui me met en rogne.

Comment veux-tu que je lui pardonne un truc pareil ?

Je sais, tu es tombé dans le même gouffre. Je t'ai vu y disparaître toi aussi. A ta place, je ne voyais plus que cette souffrance énorme, cette âme à vif qui s'assommait dans l'alcool pour ne plus rien ressentir. Dont les yeux continuaient à briller quand ils se posaient sur moi, mais rejetaient le reste du monde en chantant « 1, 2, 3, vous m'attraperez pas ». Et ça me faisait chanceler. Et de lui, il ne restait plus que cette douleur sourde et rampante, ce cœur blessé qui se recroquevillait au fond de son verre pour échapper aux souvenirs. Et qui n'en sortait que pour me guider sur la piste, le sourire éphémère en me faisant tournoyer au bout de ses doigts. Et ça me faisait vaciller. Vous étiez ma route, mes racines, mes abris. Vous êtes devenus ma falaise, mes absences, mes égarements.

Si tu pouvais seulement imaginer combien j'ai eu la frousse, penchée au-dessus de ce trou noir, à hurler vos noms au point d'en devenir aphone. Sauf qu'un jour, toi, tu as arrêté de tomber, pour commencer à revenir. Minute après minute. Heure après heure. Jour après jour. Mois après mois. Année après année.

Avant, tu parlais un peu plus. Je ne sais toujours pas si c'est parce que l'alcool déliait ta langue, ou si c'est parce que la souffrance du retour t'a arraché la langue.

 

Mais là tu vois, à ce moment précis, j'aimerais bien que ta colère vienne soutenir la mienne. Ça voudrait dire qu'il reste encore un peu d'espoir. Qu'il reste… je ne sais pas moi, quelque chose, n'importe quoi, même un détail noyé dans le whisky, même un bout de route caché dans ce désert de bouteilles. Alors que ton silence, il pue la résignation, la fin de l'histoire, l'abandon.

Accepter, ça n'a jamais été mon fort tu sais. Alors même avec ton regard bleu des ciels d'Afrique, je n'arrive pas à oublier qu'on a perdu une licorne en chemin. Et même avec ton silence qui me parle d'ange capable de surmonter tout ça, j'ai l'impression d'être lestée par une tonne de pierres. Parce que là, avec lui qui a foutu le camp, ben ton ange, il a pris du plomb dans l'aile. Et il vole de travers.

Arrête de sourire. Ma colère n'est pas drôle. C'est juste un masque de carnaval. Tu te rappelles nos fous rires ? Nos trois rires, entre tes éclats, mes hoquets et ses gloussements, ils en ont fait des épidémies. J'aimerais bien les entendre ensemble encore une fois. Mais c'est fini hein ?

Tu sais quoi ? Je vais mettre de la musique. Très fort. Et même quand elle s'arrêtera, on continuera de danser. On va tournoyer jusqu'à ce que le silence de son absence replie ses armes. Et après… après on verra bien.

Peut-être que moi aussi j'arrêterai de parler.

 

© Finnou
  • je n'avais pas mis de cdc sur celui là, c'est un des meilleurs ;-)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Merci Julia, ça me va droit au coeur :)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • C'est un texte magnifique, fort, puissant, intense...Je frissonne et ne peux ue te dire un immense bravo.Quel talent!!!

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Mickael Froideval

    • Merci pour cette avalanche de compliments. Du coup je ne sais pas trop quoi répondre. Alors juste merci.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • ne dit rien..c'est mérité!!J'adore te lire!!!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Wp 20151019 03 24 03 selfie

      Mickael Froideval

  • Si le double coup de coeur existait, tu serais dedans pour moi. C'est l'un des plus beau texte que j'ai lu sur wlw (et pourtant j'en ai lu un paquet). J'aime tout. L'histoire est touchante, l'écriture comme il faut et il y a les frisons. Les fameux frisons. Alors d'abord Merci, et ensuite Bravo.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Weekendplansnewest

    mlleash

    • Waou, et bien moi, c'est un très très beau compliment que je reçois là ! Alors merci infiniment de ton passage et de ton émotion.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • J'ai eu un sourire pour le club des licornes. J'ai vu des mots que je ne sais pas écrire sans colère me toucher, presque m'expliquer ce que je refuse d'entendre. Alors merci pour ça !

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    lilu

    • Si mon texte a pu t'apporter tout ce que tu dis, j'en suis très touchée. Alors merci à toi Lilu.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Touchée fort encore.... T'écris juste, tu dis juste et en même temps il y a comme une petite magie qui traverse tout. Qui fait que même ce qui est triste est coloré. c'est beau vraiment, et ça touche loin. merci.

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    ellis

    • La petite magie, c'est ce qui fait tenir. Merci Ellis

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Encore. Encore tout juste. Encore comme des pierres qui tombent dans la poitrine, comme les larmes qui se replient devant celles que les autres ont du mal à donner, aussi, et puis tant, et toujours plus, au travers de tes mots. Il vont loin, toujours, toucher aux choses qui ont un prix vrai, à ce qui ne sait pas mentir. Mince. Et tu dis que c'est moi qui coupe la chique ?? Merci. Merci merci.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Vie1

    thib

    • Merci à toi Thib. Mais tu sais ce que j'aimerais ? C'est réussir à écrire un texte qui coupe la chique en décrivant le bonheur. un texte qui donne des ailes aux pieds au lieu de faire tomber des pierres dans la poitrine. à chaque fois c'est la douleur qui touche en plein cœur. Et ça...ça, ça plombe les pieds.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Tu sais Carouille, tu te trompes si tu crois que les pierres qui tombent dans le ventre font mal. Et seulement mal. Toi, ce que tu fais, c'est donner de la vie avec de la douleur. Parce qu'il n'y a pas que ça. Et parce que la douleur, qu'elle vienne des plaies ou des caresses, c'est toujours de la lumière. Tes pierres elles cassent des chaînes. Et puis nous sommes lourds, tu sais, c'est la chair, on fait partie du monde et c'est comme ça. Le léger est au dedans, c'est ce qu'on fait de nous-mêmes là où on est. T'en donnes, des ailes. T'en donnes, je te jure.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Vie1

      thib

    • très touchée Thib. S'il y a des ailes, et de la lumière, alors tout va bien ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Ah! les addictions... moi c'est la clope ! mais c'est hors sujet et le texte est percutant

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Merci Julia :) non, pas hors sujet, je suis en plein dedans pfff... Tu parles d'une galère !!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Autant la musique peut faire tourner en rond, autant avec l'alcool, rien ne tourne rond. Pathétique comme situation.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    479860267

    erge

    • ;( oui, pathétique. glauque. je vais remettre la musique, ça ira beaucoup mieux !! ;))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Oui ça t'évitera de tourner en rond !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • et bien je vais tourner, mais ce sera plus agréable !! ;)))) sauf que ma playlist commence à être usée, il faut absolument faire quelque chose !!!!!!!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Il faut en refaire une au carré !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • Tu m'enlèves les mots de la bouche !! ;)))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Mais une vraie belle playlist qui fait bien saliver !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • attention quand même à l'effet boomerang !! ;))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • J'adore les fées ! :-)))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • Elles te le rendent bien j'en suis sûre !! ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • En effet !:)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • Tu en as de la chance !! ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Oui j'espère qu'elle ne sera pas éphémère !!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • Impossible !! Elles en perdraient leurs ailes !!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Elles auraient donc du plomb dans l'aile !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • Rrrrooo ! Magnifique ! Impossible de rebondir après ça, je te laisse le mot de la fin (encore une fois !!) ;)))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Un boomerang, ça rebondit pas ! Ça revient en pleine face ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • ;))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • J'en resterais presque sans voix si, justement, je n'avais pas ressenti le besoin impérieux de mots ! Magnifique texte...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Yeza 3

    Yeza Ahem

    • Oh merci beaucoup yeza ! Très touchée de tes mots

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

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