Edouard aux mains de plomb

petisaintleu

À vingt-cinq ans, Edouard sortit enfin diplômé de l'IDIOM, l'Institut Départemental International d'Organisation Marchande. Je vous rassure, Edouard serait tout aussi incapable que vous de vous informer du contenu de la formation qui se cache derrière cette appellation absconse. Il l'avait intégrée quatre années plus tôt, après avoir péniblement obtenu son bac pro STMG, spécialité gestion et finance. C'est le sport qui l'avait sauvé pour le décrocher. À quinze ans, il s'était inscrit dans une salle de musculation, en prévision de ses futures sorties en boîte et pour lever de la coiffeuse.

On lui avait bien bourré le chou dans son école, lui faisant miroiter une fonction d'encadrement à 45 K€ dès sa sortie. Il faut dire que les intervenants et les professeurs étaient coupés depuis longtemps de la vraie vie professionnelle. Ces derniers étaient dans leur grande majorité des quinquas, trop heureux d'avoir pu se caser dans l'enseignement, après trois ans de chômage. À défaut de connaître la réalité et d'être pédagogues, ils se contentaient de leur distribuer des photocopies d'ouvrages spécialisés qu'ils n'avaient jamais lus. Et surtout, ils s'écoutaient parler, relatant leurs exploits guerriers des années 80. Quand le pognon coulait encore à flots et que les secrétaires, corvéables et baisables à merci, n'avaient pas été décentralisées dans des centres d'appels marocains.

Un jour, ils eurent l'honneur de recevoir la visite de la star, Jean Trouduc, de la promotion 92. Après avoir ostensiblement garé sa Maserati et distribué des cartes de visite aux étudiantes qui se trémoussaient gênées de la moiteur de leur entrecuisse, il gagna l'amphithéâtre. Durant deux heures, le brillant directeur commercial des Établissements Germain Jeanfoutre conta comment, en une décennie, il avait pénétré le marché chinois, faisant de sa marque la référence mondiale du saucisson de cheval.

À l'issue de son intervention, il proposa des stages. Ça ne lui coûtait pas grand-chose de pouvoir exploiter ces pisseux pendant six mois. Edouard intégra la division Benelux. Il ne tarda pas à rejoindre le plancher des vaches. Une semaine après son intégration, il s'y voyait déjà. Le responsable de la communication l'avait invité à l'accompagner à Bruxelles. L'administration européenne réfléchissait à une directive, sous couvert du lobby végétarien, pour proscrire toute commercialisation de produits issus de la race équine. Quand il le raconta à sa mère, son sang ne fit qu'un tour. Comment cette parvenue continuerait à pouvoir se pavaner dans les rues de la sous-préfecture, si les sacs en poulain de chez Lancel étaient interdits ?

Il rejoignit vite les tâches inhérentes aux stagiaires, faire des photocopies et, au mieux, des statistiques qui ne seraient jamais analysées. Il en profita pour faire son sujet de mémoire sur une étude de marché pour le steak d'âne. Fort de son expérience, il ne mit que dix-sept mois à trouver un travail. Il dut reconnaître que ce n'était pas encore le top. Mais, ça lui rappelait ses cours de théâtre qui lui avaient permis, en partie, de vaincre son bégaiement. On lui promit, qu'à l'issue de son CDD, qui pouvait être renouvelé trois fois par une subtile pirouette administrative, il décrocherait gloire et prospérité.

C'est remonté comme le moteur de sa Golf et grimé comme une Simca 1000 tunée qu'il entama sa tournée des supermarchés. Son nouveau travail consistait à distribuer des bons de réduction pour la bière surgelée Colonel Glouglou. Il n'avait pas honte de ce qu'il faisait. Ce qui ne l'empêcha pas de se planquer dans une allée quand un samedi, il aperçut Luc Béart, un camarade de promo. Sorti major, il avait pu intégrer une grande école parisienne, ce qui lui avait ouvert la voie d'un poste à la Banque Nationale de Pamiers comme audit junior.

Edouard s'accrocha trois semaines à son poste. Il fut giclé pour manque de résultats. Il est vrai, pour sa défense, que le département marketing avait dû se planter dans ses plans. En novembre, seuls les alcooliques semblaient intéresser à s'hydrater le gosier. Il retrouva le même type de poste en juillet. Génial, c'était sur la Côte. L'amertume fut encore au rendez-vous. Essayez, vous, de vendre des quenelles à des touristes allemandes en string alors que ces gourmandises sont disponibles gratuitement et à l'envi dans les clubs branchés. Ce fut d'autant plus délicat que Dieudonné les avait discréditées.

Ce n'est qu'à trente ans qu'il décrocha le sésame, un CDI, en pipeautant sur son CV. Et pas n'importe quoi : ambassadeur pour Porno-Rocard, la célèbre entreprise de spiritueux. Sa fonction consistait à bourrer la tronche à de gros beaufs en discothèque, lui laissant l'opportunité de reluquer leur grognasse. Voire de transformer l'essai en fin de soirée, à l'arrière de sa voiture de société dépourvue de sièges.

Il a désormais trente-cinq piges. Il a quitté son poste de rêve, il y a deux ans. Après avoir écrasé une collégienne sur un passage clouté, il a passé quelques mois au frais, découvrant l'amour interlope. Mais bon, à trente-cinq balais, on n'est pas foutu, n'est-ce pas ? Un ami lui a proposé une très belle affaire. Créer une joint-venture avec un contact d'Azerbaïdjan, le nouveau Far East, avec qui il communique via Skype depuis quinze jours. Il lui a parlé d'une opportunité pour écouler des surstocks de choucroute et de cassoulet. Edouard est remis en selle. Il y croit à fond à la mondialisation.

En attendant, il a rejoint la boutique familiale, la mercerie de la rue Henri Barbusse. Il s'est octroyé le titre de directeur des ventes. Il laisse le soin à sa mère d'aller expliquer à Luc Béart, promu directeur d'agence, les difficultés de trésorerie, liées aux quatre mille euros nets de salaire qu'il se verse.

Grâce à ces dix années de savoir-faire, il n'est pas exclu qu'il se présente aux municipales. Il a déjà en tête le projet d'un opéra et une rocade pour donner de l'oxygène au centre-ville.

Il est devenu un sage homme Edouard. Je l'aime bien, il me fait rire.

Signaler ce texte