Elle est pas belle, la vie ? [Défi n°15 / "Jetez l'Encre"]

J’exerce un métier dont ceux qui en savent le moins, en rêvent le plus. Ce que je crée circule dans les mains de milliers de personnes qui n’assument que rarement d’en être friands. Lorsque je me suis lancé dans cette voie, j’avais de beaux principes, des idéaux, des projets de grande envergure.

Mais l’appel de l’argent a été plus fort. Je n’ai pas eu beaucoup de scrupules à céder mon intégrité en échange de quelques zéros de plus sur mon compte en banque. Les qualificatifs péjoratifs ne manquent pas lorsqu’il s’agit de définir mon travail, c’est pourtant un des secteurs qui ne connaît pas la crise. Je fais partie de cette formidable machinerie qu’est la presse people, la branche du journalisme qui mérite le moins son titre.

Le voyeurisme a encore de belles heures de gloire devant lui, et il est devenu mon terrain de jeu quotidien. On m’a bien vite fait comprendre que dans le milieu, rapporter les faits avec exactitude était le cadet des soucis. Ils veulent du sensationnel, je leur en donne. Je ne perds jamais de vue la règle des trois « s » : sexe, sport, scandales. On me balance une photo de Machin qui a été aperçu à l’angle de la rue Bidule accompagné de Truc à une heure du matin. Et c’est là que j’interviens. Moi qui ai toujours aimé raconter des histoires, c’est à cette étape que ma créativité s’épanouit le plus. A partir d’une simple cliché, je peux mettre au point un scénario qui vous semblera des plus crédibles.

Je prends mon pied, vraiment. J’y mêle de la poésie, mes phrases d’accroche sont percutantes. J’imagine déjà vos yeux s’écarquillant à la lecture de mes envolées, et ça me fait doucement rigoler. Choisir des couleurs criardes et des polices de caractères tape-à-l’œil représentent la seconde partie de mon job. Je dois déclencher en vous l’émotion. Le rire, le dégoût, la pitié, la jalousie, qu’importe. Je dois vous faire vibrer, et il faut avouer que c’est de moins en moins difficile. Vous gobez avidement toutes les aberrations que je tricote de toute pièce. Je décapite les mythes pour que vous puissiez vous dire qu’ils sont presque comme vous.

C’est presque jouissif, ouais. De voir à quel point le monde se déglingue et qu’on est tous là, à en redemander.

« Qui veut de la merde sur papier glacé ? »

« Moi, moi ! »

Si vous m’aviez en face, vous me diriez sûrement à quel point vous exécrez ce que je fais, que ça vous donne envie de vomir, que j’aurai pu trouver mille façons de valoriser mes compétences si tant est que j’en ai. Et c’est également ce que je dégueule à mon reflet tous les petits matins. Le monde s’enfonce dans ses vices, et moi je m’endors et me réveille une pelle à la main.

Quand j’étais gosse, je voulais être éboueur quand je serais grand. Conduire les gros camions verts, et manipuler les bennes. Ou encore mieux, être de ceux qui sautent sur la plateforme derrière, avec leurs uniformes et tout. Ca semblait vachement cool, de nettoyer le monde.

Comme quoi, le destin a un sacré sens de l’humour, puisqu’aujourd’hui, je ponds des ordures. Je suis même payé, pour ça.

Elle est pas belle, la vie ?