Eminence grise

Ghyslaine Bobillier

Depuis combien de temps vivons nous ensemble ? J’ai beau remonter  l’échelle de mes souvenirs, je ne parviens pas à fixer une date. Peu importe !

 Je t’ai ignoré pendant longtemps. Je crois que ce sont mes parents qui m’ont fait réaliser ta présence près de moi. Quoi que je réussisse,  c’est toi qu’ils flattaient. Je n’y ai pas pris garde, tu venais de rentrer dans ma vie.

 Il est vrai, nous avons eu des années de grande complicité, les années lycée particulièrement. Tu me poussais à réaliser des exploits dont je ne me croyais pas capable. Ce que je n’ai pas compris, c’est que tu  te nourrissais de mes succès. Tu as pris alors de plus en plus d’importance. Je ne vivais peu à peu qu’à travers le bonheur de te savoir satisfait. Et puis, autour de moi, tout le monde semblait si heureux de notre relation !

Quand on a commencé notre vie d’adulte, tu as insisté pour que nous rentrions au sein du Parti. Tu me disais qu’ensemble nous allions révolutionner le monde et j’y ai cru. Les premières années, souviens-toi, je me sentais transcendé dans ma tâche.  Afficher et distribuer les tracts, participer aux assemblées, cela me suffisait. Mais toi, non. Tu me poussais à fréquenter les personnes les mieux placées. En leur présence, tu rayonnais! Tu connaissais les mots qui les flattaient et moi, je me suis oublié. A ce moment-là, j’ai voulu rompre. Tu t’es accroché à moi, tu m’as rassuré en me disant que tous les deux, on faisait cause commune, que l’un sans l’autre on ne serait rien. J’ai eu à nouveau la faiblesse d’y croire et j’ai cédé à tous tes caprices. De mandats en mandats, d’années en années, nous ne fréquentions plus que des flatteurs et des mondains. Je regrettais le temps des tracts distribués sur les marchés, des meetings avec les militants de base. Tu ne m’écoutais plus, pire, tu ironisais sur mon manque d’ambition. Où étaient nos valeurs du début ? Mais en avais-tu eu seulement ?  J’ai alors compris que seul l’or du pouvoir t’intéressait. J’étais devenu la marionnette d’un ventriloque, si facilement manipulable. J’ai accepté toutes les compromissions pour satisfaire ton ambition : gouverner ! Désormais, dans ta tour d’ivoire, tu as ignoré les souffrances de ceux qui nous avaient portés si haut. Tu as bâillonné mes doutes et mes remords. Seuls les courtisans avaient ton oreille.

Je sais maintenant que tu ne pourras jamais étancher ta soif du pouvoir. Alors,  à l’aube de ce second mandat que tu brigues à nouveau, je viens te dire que je te quitte. Depuis quelques mois, je vois  un psychanalyste. Nous avons beaucoup parlé de toi, mon surmoi,  j’ai réalisé que tu m’avais menti.

Je veux pactiser avec le bonheur, le vrai ! Je suis conscient que le prix à donner pour  gage de ma renaissance passera par notre rupture. Adieu mon égo, oublie-moi ! 

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